J'ai involontairement blessé plus d'un en soulignant l'aspect (à mon sens) réducteur et parfois dangereux de l'exaltation des racines et du territoire. Bien que ce débat soit impossible à clore, mon idée était de dénoncer non pas l'attachement affectif à la terre natale, mais la valeur égoïste et exclusive que lui attribuent le nationalisme et sa version édulcorée, le patriotisme.
Comment, en effet, ne pas chérir les lieux qui nous ont vus grandir, la maison et les odeurs de l'enfance, les images et les sagesses du parler ancestral, l'environnement qui nous a construits – bien ou mal est une autre affaire. Le pays contient le village, le village la société qui, elle, contient la famille qui, enfin, contient l'individu. Comment le pays ne serait-il pas lieu de référence, d'appartenance et de culture, presque au sens agricole du terme. Il est impossible de « venir de nulle part » comme il est impossible de n'être personne. Nous avons tous nos morts, et comme dit Garcia Marquez, « on ne peut pas être de nulle part tant qu'on a un mort dessous la terre ». C'est sans doute par le truchement des morts que le lien se fait organique, que la terre devient terreau et que secrètement, sa substance se mêle à notre chair même, par mille canaux mystérieux. Comme tout attachement, l'amour viscéral du pays natal est du domaine de l'intime, ce qui est paradoxal puisque ce sentiment est partagé par une collectivité. Il n'empêche que le lien entre un être et sa terre est éminemment vertical.
Tout le reste, la glorification du lieu d'où l'on vient, le culte des symboles, du chef, de la lignée, me semble superfétatoire. Car le lieu d'où l'on vient appartient à un vaste ensemble qui est la terre et qui regorge de beautés inouïes tout autant offertes à la jouissance de tous. Il n'y a pas plus de supériorité à être français ou libanais qu'à venir de n'importe quel autre pays du monde. Mais il y a une vertu à cultiver en soi le don d'humanité et de solidarité, à développer en soi et transmettre des valeurs civilisatrices qui permettent à chaque génération d'évoluer vers le meilleur en s'appuyant sur les acquis de la précédente. En cette veille de présidentielle française qui nous tient tant à cœur, nous autres Libanais, tant notre puissante relation à la langue et à la culture françaises nous oblige, il serait navrant de voir notre pays de référence enfermé dans une bulle, au prétexte de « l'intérêt supérieur de la nation ». À une lectrice qui a eu l'obligeance de me signaler que « nous ne sommes pas des individus sans racines face à la "mondialisation heureuse" », je voudrais répondre que les racines sont essentielles aussi vrai qu'elles sont nourricières, aussi vrai que nous leur devons d'être hauts et droits. Mais nous ne sommes pas des arbres, nous sommes des êtres mouvants. De nos arbres nous avons toujours fait des ponts et des navires. Il serait dommage que la nouvelle tendance de ce siècle contribue à enfermer chacun chez soi.
L'isolement est évidemment source de peur et puis de haine, d'ignorance et de préjugés. Nous n'avons pas de leçons à donner au monde, venant d'un petit pays en panne, où chaque village est une nation à part entière. Mais nous en savons assez sur le rejet de l'autre pour envisager avec tristesse une France momifiée dans ses bandelettes tricolores.
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Madame Fifi Abou Dib, nous le savons tous, est coutumière de l'excellence. Nous apprenons aujourd'hui, sans beaucoup d'étonnement d'ailleurs, qu'elle pourra toujours monter d'un cran. Merci Madame pour ce texte d'anthologie.
Paul-René Safa
09 h 40, le 05 mai 2017