Ici Beyrouth, dans sa version la plus récente. Elle n'a reçu ni enjoliveurs ni améliorations depuis la dernière révision qui remonte à loin maintenant, mais au moins n'a-t-elle pas subi de nouveaux cabossages. Ce mois d'avril est un des plus beaux qu'il nous ait été donné de voir depuis plusieurs années, nous semble-t-il. Il contient encore la rigueur de l'hiver, mais un soleil généreux fait éclater les bourgeons à tout-va, et certaines parties de la ville jouent sous un ciel turquoise les sakura de poche, selon l'humeur des mimosas, des jacarandas et des flamboyants. Il fut un temps, à cette période, où l'on battait les tapis sur les balustrades des balcons. Le choc rythmé des grandes tapettes d'osier ouvrait le cortège de l'été. Les écoliers étaient les plus impatients d'ôter leur « petite laine ». Ils avaient, à s'alléger d'une couche, le sentiment d'accélérer le passage des dernières semaines qui précèdent les grandes vacances.
Il n'y a presque plus de balcons. On préfère les transformer en cages de verre, en éternels jardins d'hiver. L'été n'entre plus dans les foyers, on ne sait plus avoir chaud, s'éventer avec des éventails de pacotille, s'ingénier à créer des courants d'air, poser sur la table de centre une grande vasque d'eau où flottent des gardénias dont le parfum rafraîchit de toute éternité la touffeur ambiante. On n'attend plus sur le coup de 16h le marchand de kaak dont le passage faisait dégringoler enfants et soubrettes qui s'agglutinaient autour des galettes, impatients de mordre la croûte fragile qui libérait en bouche un vertige de saveurs simples et pourtant si raffinées, l'amer du thym et l'acidulé du sumac se mariant avec bonheur au fondant sucré du pain piqueté de sésame. On oublie, après la sieste, de faire ce café à la turque dont il faut maîtriser le sacré tempérament et dont les effluves tenaces suffisent à réveiller les plus engourdis, et qui laisse au fond de la tasse suffisamment de marc pour y lire ce qui vient, un trait, un signe, dans un jour, dans un mois, dans un an, une cavale, un prince, un loup, un serpent, une montagne, hiéroglyphes d'un imaginaire candide qui prolongent ce rituel toujours un peu trop rapide et suffisent à chauffer les esprits jusqu'au soir. On glisse une capsule dans la machine. On appuie sur le bouton. On attend que ça finisse de ronronner. On oublie d'ailleurs de faire la sieste. On oublie qu'il fut un temps où l'on fermait boutique, l'après-midi, quand le chaland n'avait plus le courage de sortir tant le soleil pesait. On ne s'arrête plus, on ne déjeune même plus, on prend un « lunch break », en anglais c'est plus court.
Il y a pourtant un moment de l'année où ce temps-là retrouve son rythme, et c'est la saison des expatriés. Pour eux, comme par magie, la cafetière retrouve sa place sur la gazinière et le café la mauvaise habitude de se répandre en montant brusquement. Le marchand de galettes surgit de nulle part, suivi de son compère le marchand de maïs en épis. Le gardénia retrouve le chemin des balcons, même vitrés, et quelques jasmins orphelins se souviennent d'embaumer au cœur de la nuit. Le retour des voyageurs nous ramène à nous-mêmes et la perspective de ces doubles retrouvailles nous est bénie.
commentaires (6)
Nostalgie quand tu nous tient! Mais comment avez vous pu décrire d'une façon si romantique, tendre mais si réaliste, "Beyrouth depuis sa dernière révision qui remonte à loin"? Vous êtes encore jeune pour en parler avec les nuances les plus délicates! Extraordinaire Fifi! Au moins le souvenir du bon vieux temps est conservé grâce à votre belle littérature!
Zaarour Beatriz
23 h 14, le 21 avril 2017