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Ô Bey ! My Bey !

Il me restera de toi l'énigme de ce sourire, jamais franchement gai, jamais étranger à une pensée ironique qui le suivrait aussitôt, et à laquelle en s'ébauchant il donnerait déjà la forme simple, redoutable et sublime qui ruinerait d'un trait l'argument d'un interlocuteur malveillant. Tu préférais sourire. Quand tu parlais, c'était mezza voce avec de longs silences que tu empruntais pour aller chercher tes mots dans des mines inconnues, et tu prenais des airs très graves pour dire des choses très drôles, ou inversement une expression débonnaire pour décocher les vérités les plus terribles. Il n'y avait pas en toi de vraie colère. Plutôt une tristesse désabusée que, par crainte de la répandre, tu enrobais dans l'élégance de ton humour.

Nous étions « pays », et quand nous nous retrouvions à Beyrouth ou ailleurs avec les meilleurs des nôtres, j'éprouvais une fierté redoublée à appartenir à la rocaille dont nous sommes, à la fruste montagne, à l'horizon grandiose qui a nourri nos rêves. Fierté de voir en toi, bey fils de bey, la preuve vivante que le féodalisme absurde et meurtrier, qui a longtemps endeuillé notre village et monté ses familles les unes contre les autres, est définitivement enterré, et avec quel panache ! Fierté de constater cependant que les valeurs qui accompagnaient cette coutume primitive – la solidarité, la franchise, le courage, la magnanimité – perduraient en toi indépendamment d'elle. Les conflits endémiques qui minaient notre petite société n'ont pas manqué de développer en toi la finesse du médiateur et la passion – l'obsession – de la réconciliation. Aux pires moments de la guerre civile, toi seul pouvais parler aux ennemis de l'heure, avec pour seuls moyens ta vive intelligence qui était aussi intelligence du cœur, ta vaste culture historique et géopolitique, ton sens de l'équité et cette ruse atavique des désarmés, survivance en toi de nos ancêtres bergers qui murmuraient à l'oreille des loups.

En ces temps étiques où nous ne trouvons personne à admirer, tu étais ce phare dans la tempête qui nous indiquait... la terre, quoi d'autre ? Ce petit territoire qui est pour chacun de nous l'unique havre possible à condition de renoncer à l'individualisme létal, au repli communautaire, aux divisions qui nous fragilisent. Le discours en forme de testament que tu as prononcé lors de ta promotion au grade de commandeur de la Légion d'honneur ne dit pas autre chose : « Le rejet de (cette) discrimination confessionnelle fondée sur la peur de l'autre ne relève plus d'un choix politique. Il est aujourd'hui la condition à notre survie. » Et tu insistais : « Cette réconciliation ne doit exclure personne. »

Après tout, tu étais un peu le petit frère de ce Liban que ton père a contribué à mettre au monde. Et à ce titre, c'est avec une admirable persévérance, une détermination sans faille que tu as repris le flambeau de sa sauvegarde. Quand on y pense, nous ne sommes encore que quatre ou à peine cinq générations à avoir connu ce pays sous forme d'État indépendant. Le chemin qu'il nous reste à parcourir est encore périlleux. Merci Samir de nous avoir laissé, avant de partir, de quoi nous éclairer dans la nuit. Quant à toi, notre affectueuse gratitude t'accompagne et te porte.

Il me restera de toi l'énigme de ce sourire, jamais franchement gai, jamais étranger à une pensée ironique qui le suivrait aussitôt, et à laquelle en s'ébauchant il donnerait déjà la forme simple, redoutable et sublime qui ruinerait d'un trait l'argument d'un interlocuteur malveillant. Tu préférais sourire. Quand tu parlais, c'était mezza voce avec de longs silences que tu empruntais...

commentaires (4)

Sublime votre plume Fifi! À faire frissonner d'émotion même les moins sensibles parmi vos lecteurs! Samir Bey, malgré lui, a toujours gardé cette tenue impéccable d'une bonne éducation! L'intellectuel, le penseur, l'humaniste qu'il était, ne lui ont pas ôté sa simplicité, sa modestie, sa sobriété et sa modération. Merci Fifi d'exprimer avec tant de ferveur ce que les gens comme moi, n'ont pas le don de le faire avec cette éloquence si émouvante! Que l'âme de Samir Bey revive dans l'Éternité!

Zaarour Beatriz

20 h 11, le 15 avril 2017

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Commentaires (4)

  • Sublime votre plume Fifi! À faire frissonner d'émotion même les moins sensibles parmi vos lecteurs! Samir Bey, malgré lui, a toujours gardé cette tenue impéccable d'une bonne éducation! L'intellectuel, le penseur, l'humaniste qu'il était, ne lui ont pas ôté sa simplicité, sa modestie, sa sobriété et sa modération. Merci Fifi d'exprimer avec tant de ferveur ce que les gens comme moi, n'ont pas le don de le faire avec cette éloquence si émouvante! Que l'âme de Samir Bey revive dans l'Éternité!

    Zaarour Beatriz

    20 h 11, le 15 avril 2017

  • C'est même de la "poésie" made by Séttt Fîfî, et même pas de la prose. BRAVO !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    17 h 49, le 15 avril 2017

  • Merci ,Fifi,pour ce bel hommage rendu,,au nom de tout ceux qui ont aime et apprecie Ce grand seigneur Samir Frangieh. Ramza Frangieh Worm

    WORM Ramza

    17 h 32, le 14 avril 2017

  • Très beau et émouvant hommage de Madame Abou Dib à Monsieur Samir Frangieh ! Merci. Et Paix à l'esprit de ce grand patriote.

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    03 h 25, le 13 avril 2017

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