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Moyen Orient et Monde - L’homme du mois / Portrait

L’isolationnisme 2.0 du « sultan » Erdogan

Furieux contre plusieurs pays européens qui ont annulé sur leur sol des rencontres électorales en faveur du référendum du 16 avril, le président turc a lancé des déclarations sulfureuses durant le mois de mars : une provocation sans pareille.

Le président Recep Tayyip Erdogan dans son palais d’Ankara, le 29 octobre 2014. Adem Altan/AFP

La stratégie de Recep Tayyip Erdogan paierait-elle le 16 avril ? La stratégie de la peur, de la provocation, de la restriction des libertés flanquées d'une purge qui a touché plus de 120 000 personnes, licenciées pour lien plus ou moins direct avec les « terroristes » et « conspirateurs » responsables du putsch raté du 15 juillet dernier. Plus de 40 000 personnes se sont retrouvées derrière les barreaux, et une partie s'y trouve toujours aujourd'hui.

C'est en tout cas ce que M. Erdogan espère. Le 16 avril, les Turcs sont appelés à voter pour ou contre une réforme de la Constitution qui permettrait au président de voir ses pouvoirs renforcés et décuplés. Si son plan aboutit, il y aura deux vice-présidents, mais le poste de Premier ministre, dont il récupère les prérogatives, disparaîtra. Il contrôlera également le Conseil des ministres, ainsi que le Haut Conseil des juges et des procureurs.

Mais rien ne permet de croire qu'il obtiendra ce qu'il veut. Car celui que ses détracteurs surnomment le « sultan » divise profondément la société turque, encore sous l'emprise de la purge qui a affecté les membres de toutes ses institutions, des militaires aux policiers, en passant par les infirmiers, enseignants et journalistes, entre autres. De plus en plus, les libertés individuelles sont restreintes au nom de la sécurité. En moins de deux ans, plus de 400 personnes ont perdu la vie dans des attentats perpétrés sur le sol turc. La peur est bien là : elle affecte notamment le tourisme, sur lequel s'appuie lourdement l'économie du pays.

Sa quête pour obtenir ce qu'il veut l'a conduit le mois dernier à accuser l'Allemagne de « pratiques nazies », se déchaînant par la même occasion contre plusieurs pays européens qui ont refusé des meetings électoraux organisés par ses ministres. Ses déclarations sulfureuses durant le mois de mars ont atteint un degré d'agressivité et de provocation sans pareil.

 

(Pour mémoire : Erdogan met en garde : "Demain, aucun Européen ne pourra faire un pas dans la rue en sécurité...")

 

 

Footballeur contrarié
Le parcours politique du sultan Erdogan n'a pas toujours été aussi controversé. Lorsqu'il devient Premier ministre en 2003, son Parti de la justice et du développement (AKP – islamo-conservateur) est déjà au pouvoir depuis deux ans. À cette époque, de nombreux Turcs se sentaient exclus d'un système laïc, mais également élitiste, hérité du fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Atatürk. Ils perçoivent donc comme inespérée l'arrivée de ce nouveau Premier ministre, dont la politique économique avait remis sur pied un pays affaibli par une grave crise financière. Les couches les plus modestes et conservatrices de la société turque accueillent avec soulagement les décisions économiques, mais aussi sociales, de Recep Tayyip Erdogan, comme celle par exemple permettant le port du voile dans plusieurs secteurs et établissements publics, ce qui n'était pas le cas auparavant. L'amélioration du système de santé et des infrastructures, surtout hors des grandes villes, lui attire la reconnaissance d'une bonne partie de la population et le référendum sera pour beaucoup l'occasion de le remercier de ce « retour » dans la société turque.

Ce fils de garde-côte n'a pourtant pas toujours rêvé d'une carrière politique. Né en 1954 à Kasimpasa, à Istanbul, il passe son enfance entre l'école religieuse, où sont formés des imams, et les rues d'Istanbul, où il vend des simit, des petits pains au sésame. Il caresse le rêve d'une carrière dans le football, où son niveau de semi-professionnel lui fait presque intégrer la célèbre équipe de Fenerbahçe. Mais son père refuse. Après un diplôme de la faculté des sciences économiques et administratives de l'Université de Marmara, à Istanbul – ce que certains de ses opposants contestent –, il épouse Emine Gülbaran, avec laquelle il aura quatre enfants.

Élu président de la branche Jeunesse du Parti national du salut (islamiste), dissous par l'armée après un énième coup d'État en 1980, puis membre du Parti de la prospérité, il finit par se lancer dans une carrière politique dans la mouvance islamiste. Devenu maire d'Istanbul en 1994, toutes les portes lui sont désormais ouvertes.

De là, l'ascension est vertigineuse. Adulé des uns, détesté par les autres, il suscite les passions. Il a beau réaliser de grands projets d'infrastructure pour sa ville, qui se développe à une vitesse fulgurante, il se fait des ennemis en dénonçant la corruption d'un bon nombre d'hommes d'affaires. Quelques rares voix commencent à s'élever pour protester contre ses velléités d'islamisation du pays. Sans résultat. Lorsqu'il arrive au pouvoir avec l'AKP, il est probablement déjà l'homme politique turc le plus influent depuis Atatürk, ou presque.

 

(Pour mémoire : Erdogan s’en prend de plus belle à Merkel)

 

 

Le tournant de 2013
Tout change en 2013, lorsqu'un vaste mouvement contestataire s'oppose à un projet immobilier qui aurait détruit le parc Gezi d'Istanbul. Pendant près de trois semaines, ils sont des centaines, puis des centaines de milliers à dénoncer le projet et la répression policière qui s'ensuit. L'image du Premier ministre est sérieusement ternie par son autoritarisme croissant, ses projets immobiliers démesurés, des soupçons de corruption, qui impliquent jusqu'à son propre fils. La presse est de plus en plus muselée, les critiques de nombreuses ONG internationales se multiplient. Reporters sans frontières va jusqu'à qualifier le pays de « première prison au monde pour les journalistes »... La construction de son extravagant palais de 1 000 pièces, à 500 millions d'euros, et dans lequel il aménage en 2014 après son élection à la présidence, lui attire de virulentes critiques.

De plus en plus, le président Erdogan est accusé de dérive autoritaire. Ses détracteurs affirment même qu'il reprend la guerre contre les Kurdes à l'été 2015 pour servir ses intérêts : il s'agit de persuader une population déjà inquiète du conflit syrien, qui fait rage à sa frontière, que la menace vient aussi de l'intérieur. La présence de trois millions de réfugiés syriens pèse aussi...

Longtemps considérée comme un pont entre l'Orient et l'Occident, la Turquie semble se diriger aujourd'hui vers un isolement croissant, accéléré par les provocations incessantes et un discours constamment hargneux, voire paranoïaque, du président. De profondes dissensions existeraient même au sein de l'AKP sur les nouvelles réformes proposées, notamment celles concernant le Parlement, malgré une unité en apparence solide du camp Erdogan. Le scrutin du 16 avril sera donc décisif, pour le parti, comme pour le président. À condition que ce dernier en accepte le résultat...

 

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