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Lifestyle - Photo-roman

Les vies encadrées au Studio Adonis

Photos GK.

Amasser, entasser, empiler et collectionner. Tout conserver, ne rien jeter. Il n'est pas de pays au monde qui assume et revendique, autant que le Liban, son goût prononcé pour la paperasse. Si l'on veut jouer les Lacan ou les Freud au ras des pâquerettes, pour un peuple qui s'est fréquemment vu tirer le tapis de sous les pieds, il est tout à fait normal de se cramponner religieusement à ces cadavres usuellement de papier. Surtout quand il ne reste plus que ça. Cette paperasse devient donc une passerelle ésotérique vers un avant inaccessible, un cordon ombilical nous gluant à un passé si amnésique qu'on se demande s'il a réellement existé. En fait, ces archives de pacotille font bêtement et bonnement office de mémoire à la place de la nôtre, preuve en noir sur blanc qu'on est et qu'on a été.

 

Forteresse de la mémoire
Ma mère est de ces fétus de paille charriés par l'ouragan de la guerre. Avril 75, par une nuit sans lune, comme dit un proverbe fabriqué ici, elle a été forcée de fuir l'appartement familial de Beyrouth-Ouest. Ses poches pleines à craquer étaient les seuls bagages pour ce périple vers l'inconnu, cet aller sans retour. Quand on évoque cet épisode, elle dit avoir perdu tout un pan du puzzle de sa vie, que « tout a basculé du jour au lendemain ». Elle sent qu'on l'a estropiée d'une part d'elle-même, retiré son existence préavril 1975 dont elle peine désormais à se souvenir. Au-delà de la douleur, du déracinement, du nomadisme infligé, et j'en passe, ces évènements sont significatifs.

Depuis que je suis venu au monde, aussi jaunis d'inutilité qu'ils puissent être, ma maman collectionne soigneusement toutes sortes de documents : mes résultats médicaux d'embryon, diplômes de jardin d'enfants, attestations expirées, premières copies d'examens « excellents », une mèche de cheveux pour un blond devenu brun, des dents de lait pour des souris jamais passées, des ébauches de dessins ratés, des balbutiements de lettres embuées. Gardienne entêtée de cette forteresse où rouille la mémoire, elle s'indigne si on lui propose de se débarrasser du plus accessoire de l'accessoire, « jamais, au grand jamais ! » et se félicite même d'avoir archivé toutes ces années par thème et ordre chronologique, dans des classeurs plastifiés où elle seule se retrouve grâce à un code de couleurs.

 

Ses tombes de bois
En plus d'alourdir le vieux dressoir en noyer qui fait siester son ennui dans notre cave, pour ma mère, ces papiers servent sans doute de grappin sur une période que personne ne lui ôtera dorénavant. Souvent, elle sort un dossier de sa cage de bois, et je vois encore ses mains en frémir, son sourire se déployer quand se déplient les feuilles fragiles. Parfois même, ses yeux se ternir comme par la montée d'une vague au creux d'un lac paisible. Et puis, douleur ou exaspération, elle remet tout ce fatras dans sa tombe de bois, en verrouille les tiroirs qui grincent d'avoir mis fin à ce jeu doucement masochiste. La dernière fois qu'elle a ouvert cette boîte de Pandore, c'était pour me dénicher une photo passeport requise pour une énième formalité. N'ayant rien trouvé, j'ai traversé la rue vers le Studio Adonis qui, du plus loin que me reviennent mes souvenirs, me dépanne en matière photographique. Je n'ai jamais entretenu de ces « relations de quartier » avec ce monsieur comme je le fais avec l'épicier, le libraire et les pompistes. Mais je lui rends grâce d'avoir ouvert son studio à des heures indues pour des demandes de visa en dernière minute, de m'avoir amadoué avec une pléiade de jouets quand, enfant, il fallait m'immobiliser sous celluloïd.

En attendant mon tour, j'ai scruté l'endroit où il flottait une vague odeur de ces pellicules qui patientent dans un frigo. Sur les étagères, des cadres façon Harcourt prennent la poussière et forment un curieux musée de visages figés devant des tentures aux motifs nuageux. Je reconnais certains habitants de cette rue. Se sont faufilées entre eux une Haïfa photoshoppée sur un paysage lunaire ou une Sabah qui se dandine sur une rive de Honolulu. Leurs sourires médusés et leurs regards rivés vers un horizon en hauteur sont iconiques, reconnaissables parmi mille, de ceux que confèrent justement nos photographes locaux. Je passe dans la salle arrière. Adonis me redresse le dos, me lustre l'épi, me tourne le menton. Deux clics accompagnés de deux foudres de flash et me voilà glacé à jamais sous le papier celluloïd de mon photographe au prénom mythologique. « Rappelle-moi ton nom », me dit-il. À mesure qu'il en tapote les premières lettres à l'aide de son index, apparaît sur son écran un fichier à mon patronyme. Et là, sous mes yeux arrondis, défilent des photographies de moi depuis 1993, ma vie soigneusement rangée par ordre chronologique. Volées, ces images, subtilisées et jalousement conservées dans son disque dur ? Je ne sais toujours pas quoi en penser, à part, peut-être, qu'elles consoleraient ma mère si un jour son musée de papier venait à disparaître.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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