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Lifestyle - Photo-roman

Souad : retouches, couture, habillé

Photo G.K.

Il a fait beau très tôt en ce printemps avant l'heure. Et même s'il arrive à la météo de faire la difficile, ici l'adage est irrévocable qui dit que février sent déjà l'été. Tout le monde s'y met. Fleurs d'amandiers, jasmins, capucines, pâquerettes s'empressent déjà de vaporiser leurs relents dans l'air qui s'adoucit en sachant qu'une tempête, sur la pointe des pieds, viendra probablement faucher leurs verdeurs.

Bientôt, les gardénias en colliers se suspendront aux bras des vendeurs ambulants qui fleurissent sur les trottoirs de Beyrouth, puis entoureront les cous déshabillés avant de s'accrocher, jaunis, sur les rétroviseurs. Il y a donc dans ce cycle de mutations qui nous arrache du cocon où s'est blotti notre hiver, de ces rituels comme la mise en scène d'une ferveur de (deuxième) jeunesse. Adulateurs de soleil qui jonquille et de ciel qui bleuit, tout appelle à se débarrasser du vieux nous, à le recycler, à se décarcasser, à se découvrir pour mieux se redécouvrir. Les résolutions se réservent pour janvier et la rentrée ; alors nous nous attaquerons aux armoires repliées sur leurs boulettes de naphtaline. Une veste à réajuster, un pantalon à faire raccourcir, Farah la voisine m'a recommandé Souad, la couturière du quartier. D'ordinaire, chez nous, les couturières répondent au nom de Rose, Odette ou Antoinette.

 

Castafiore sous Winston
Nos couturières ont toutes de vieux noms, des patronymes en voie de disparition, s'accordant bien à ce métier qui prend de l'âge. Souad, malgré ses 80 ans qui arc-boutent son dos-carapace, reste virulente, vivace, vive. J'ai reconnu son timbre de Castafiore sous Winston, sa voix de verre pilé, s'épancher jusqu'au début de cette impasse d'Achrafieh que m'avait indiquée Farah. Elle m'avait averti : « Prévois des boules Quies, Souad ne parle pas, elle hurle. » De toute manière, à peine entré, j'ai eu l'impression que tout le petit monde de Souad s'était mis à son diapason. Depuis l'enseigne criarde « Souad, retouches, couture, habillé » aux zébrures LED, jusqu'aux marches en marbre où j'ai été reçu par Siani, la jeune fille qui dépanne Souad lorsque ses varices jouent les vieillesses ennemies. Là, sur le petit escalier qui sépare l'atelier du bitume, parmi les conserves de Nido en poudre où poussent des forêts de géranium, d'hortensia et de basilic en s'agrippant aux murs fendillés, deux chats fraternisent autour d'un reste de poulet qui doit roussir sur le « butagaz » de Souad.

 

L'épingle comme un sabre
Je scrute la vitrine. Des images de beautés vintage en tailleurs colorés vêtent les étagères, je soupçonne du Yves Saint Laurent époque Libération. Des éventails de couleurs Pantone y sont également disposés, contemporains des femmes en tailleurs, comme si (la mode de) notre temps déplaisait à Souad. Laquelle émane d'un nuage de fumée qui sert de porte à cet espace ouvert à tout vent. La main sur la hanche, elle se présente sans me connaître : « J'ai créé des modèles pour Lacroix, à son âge de gloire. Comment puis-je vous aider ? » Elle rentre et je la suis, tenant serré mon sac de choses à retoucher. Le bruit et les odeurs qui occupent cet espace déterré d'un rêve seventies restent hélas intraduisibles. Souad baisse le téléviseur centenaire qui récidive avec un feuilleton mexicain usé, alors que sa nouvelle Singer automatique fouaille une robe en mousseline comme le font les marteaux piqueurs de notre Beyrouth chantier. Entre deux akh, crampes et douleurs musculaires, Souad me demande de patienter. Elle me propose de ces bonbons en gelée qu'affectionnent les dames de son âge. Épingle dressée comme un sabre entre ses commissures réduites à de maigres rides, elle rejoint sa cliente qui l'attend dans une cabine d'essayage improvisée, derrière un éventail tapissé de modèles conçus au fil des années par ma nouvelle couturière.

De temps en temps, j'entends un : « Aïe, ça pique. » Ensuite, de guerre lasse contre un zipper qui ne ferme pas, la cliente sort en sous-vêtements, exténuée et au bord des larmes. Souad la rattrape, claudiquant : « Tu es entre les mains de Souad, tu seras la plus belle demain soir. Je vais t'arranger cette robe, quitte à ne pas dormir ce soir ! »

Face à la femme dénudée du derrière, par pudeur je bifurque mon regard vers dehors. Siani a troussé les ourlets de son vieux survêt' Le Coq Sportif, roulé l'élastique de sa taille. Elle se prépare à déverser de grands jets savonneux qui formeront des cascades mousseuses et iront galoper le long de l'impasse de Souad. J'observe le détergent de ce grand ménage de mars chasser toutes les saletés que les démons de l'hiver auront entraînées. Ça sent le printemps, le temps de tout envoyer balader. Sauf peut-être ces moments propres au dictionnaire de cette ville qui vieillit de plus en plus vite, et auxquels on ne touchera jamais.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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