Rechercher
Rechercher

Culture - Le grand entretien du mois

Salah Tizani : La reconnaissance ? Je ne l’ai eue que du public qui continue à m’appeler Abou Salim

Il nous reçoit chez lui, c'est-à-dire dans les locaux du syndicat des acteurs où il va tous les jours, même par une journée pluvieuse et venteuse comme celle-ci. Épatant, ce M. Salah Tizani, plus connu sous le surnom d'Abou Salim, qui, malgré ses 90 berges, n'a rien perdu de sa superbe et de sa bonhomie. Dos droit, non pas voûté par les années et les difficultés qu'il a affrontées, chemise à rayures rouges et blanches sur veste et pantalon noirs, et une mèche épaisse blanche encadrant des cheveux de jais, le temps ne semble pas avoir eu d'emprise sur lui. Son verbe est toujours émaillé de notes tripolitaines, et dans sa tête, où sommeillent des centaines de figures qui ont traversé son époque, fourmillent autant de souvenirs et d'anecdotes. Cette époque qu'il illustre encore si bien et à laquelle il est fortement attaché au nom des valeurs sociales, familiales et individuelles qui font et continuent à faire la particularité du Liban. Son Liban.

Salah Tizani, dans son bureau du syndicat des acteurs, se souvient du bon vieux temps où il incarnait Abou Salim el-Tabl. Photos Michel Sayegh et archives

Ayant arrêté vos études assez tôt, à cause de circonstances familiales, c'est principalement les murs de l'école et les camps de scouts qui ont abrité vos premiers apprentissages ?
Depuis que j'étais à l'école de Farouk à Tripoli, on faisait un spectacle de fin d'année et j'étais toujours la petite star, car j'étais un « amuseur ». J'ai continué cela tant que j'étais sur les bancs de l'école. J'avais à cette époque M. Nizar Mikati comme professeur d'arabe. À la suite du décès de mon père, m'étant retrouvé avec six jeunes sœurs à ma charge, il fallait arrêter mes études pour travailler. Mais je tenais à persévérer dans ce que je considérais comme étant un talent. J'ai donc rejoint les scouts du Jarrah où l'on montait des sketchs autour du feu de camp. J'avais déjà une petite bande qui me suivait. J'ai ainsi formé la Comedia Loubnan en référence à la Comédie française. Et on se déplaçait de village en village et de ville en ville, interprétant Molière, Labiche ainsi que des pièces du patrimoine égyptien.

 

Votre théâtre ressemblait-il un peu au Cinéma Paradiso ?
Nous louions la salle de l'école des Frères à Tripoli pour y jouer nos pièces. Nous vendions nous-mêmes les billets, accueillions les spectateurs à la porte, les placions, pour monter par la suite jouer sur scène. Il arrivait parfois que des spectateurs se disputent dans la salle. Nous arrêtions alors le spectacle pour les réconcilier et mettre fin au pugilat. Et reprendre par la suite notre comédie. C'était une drôle de composition. Jusqu'à ce que deux de mes amis, notamment Aouni el-Masri, m'annoncent qu'une télévision avait ouvert au Liban.

 

Après le théâtre du village, avec Télé Liban, une nouvelle ère allait commencer pour Salah Tizani ?
Cela faisait sept mois que cette télévision, installée à Beyrouth, diffusait des programmes, mais à Tripoli nous n'en savions rien encore. C'était Wissam Ezzedine qui l'avait fondée et il en était encore à faire des essais afin d'élargir le système.

 

1960. Une date importante dans votre vie. Vous vous faisiez connaître par le petit écran et vous rentriez par la grande porte ?
Je décidais de m'installer à Beyrouth et me présentais devant Ezzedine Sobh et Rachad el-Bibi, tous deux directeurs des programmes à cette époque. Je comptais faire connaître nos talents à un plus large public. Ce voyage allait durer une trentaine d'années à Télé Liban, où je présentais une émission par semaine et cela jusqu'en 1991.

 

Abou Salim était né. Une sorte de grosse farce qui s'opposait à une autre émission mélodramatique, celle d'Abou Melhem. Vous vous partagiez l'écoute et l'antenne. Pourtant, les mauvaises rumeurs ne vous disaient pas en bons termes.
Durant les trente années passées à Télé Liban, à Tallet el-Khayat, on a réalisé 800 émissions télévisées qu'on interprétait en direct. Mais n'allez pas croire qu'Abou Melhem et moi étions des frères ennemis. Au contraire, nous nous entendions très bien et chacun avait son public. Lui, venant du Chouf, et moi, du Nord, représentions deux facettes du Liban. Comme nous devions être à la fois producteurs et auteurs, nous nous entraidions, et, parfois, il était l'invité à mon émission comme je l'étais de la sienne.

 

De quoi s'inspirait Salah Tizani pour écrire tous ses textes ?
Je m'inspirais essentiellement du quotidien, de la vie de tous les jours, de mon entourage. La vie est une école qui vous apprend beaucoup de choses. Il suffit d'observer. De plus, c'est dans la lecture qu'on puise un tas d'idées. « Il faut lire mille lignes afin d'en écrire une », dit le proverbe. Alors je passais mon temps à lire des fables persanes et arabes comme Antar et Abla, Abou el-Zeibak, des histoires qui fermentent dans votre tête pour germer et éclore sous d'autres formes.

 

Vous brossiez donc essentiellement le quotidien. Comment expliquez-vous alors la longévité de cette émission, voire son aspect très actuel ?
Même si les sujets s'articulaient sur le quotidien, on évoluait avec notre époque, comme ces histoires de téléphone et de réfrigérateur qu'on installait nouvellement au village et qui étaient contées dans deux épisodes. Il ne faut pas oublier que les personnages étaient des archétypes intemporels.

 

Pour tous ceux qui se souviennent, Abou Salim portait une petite moustache (un peu à la Charlot) et un tarbouche. On l'appelait Abou Salim el-Tabl (Tambour). Mais qui était-il exactement ?
Le personnage d'Abou Salim était un peu moi. Nos caractères se confondaient tellement que beaucoup de gens ne nous distinguaient pas l'un de l'autre. D'ailleurs, lorsqu'on me croisait dans la rue, on m'appelait Abou Salim. Je représentais le bon Libanais aux principes immuables, serviable, généreux, convivial et qui appréciait la vie paisible sans problèmes. Cette vie que venait perturber Fehmane (Mahmoud Mabsout). Il était celui qui savait donner des conseils sans moraliser, mais qui se laissait berner par certaines situations. Abou Salim et Fehmane ressemblaient à Karakoze et Iwaz : le bon et le malin.

 

Autour d'Abou Salim gravitaient des personnages hauts en couleur. Comment les avez-vous choisis ?
Je n'ai jamais voulu miser sur le rire méchant. Je m'explique : en aucun cas je n'aurais moqué un handicap physique, comme un sourd ou un muet.
Par contre, j'élargissais la panoplie des handicaps moraux, notamment l'avare, interprété par Chucri Chucrallah, différent de l'avare de Molière ; le benêt (Assaad), le malin (Fehmane), l'idiot du village (Derbas) et ainsi de suite. Avec le temps, d'autres personnages venaient s'ajouter à cette galerie de portraits. C'est aussi une autre raison de la longévité de l'émission. Elle n'était pas statique mais bougeait avec le temps et la société.

 

Est-ce que les comédiens – qui sont devenus par la suite de très bons amis, voire une grande famille – vous aidaient dans l'écriture du script ?
Jamais. Mais il arrivait que l'un d'eux improvise une anecdote ou une situation, alors je le récompensais avec un billet de cinq livres.

 

(Pour mémoire : Familles Salah Tisani - Abou Salim : 40 ans de vie commune !(photos))

 

Quelle place occupe le rire dans votre vie et comment le définissez-vous ?
Je suis un homme jovial, et le rire est essentiel dans la vie. Bien sûr, j'ai eu à interpréter des rôles dramatiques, comme dans Safarbarlek ou la série Ittiham, mais, en tant qu'auteur, j'ai toujours écrit des comédies. J'aime par ailleurs le rire de situation comme dans le théâtre de Labiche.

 

En 1991 se terminait une collaboration de trente ans avec Télé Liban, y a-t-il eu une vie après Abou Salim et avez-vous pu vous libérer du personnage qui vous collait à la peau ?
Bien que j'aie réalisé par la suite d'autres émissions pour des stations télé, notamment 163 épisodes d'un feuilleton intitulé Kil Yom Hikaya pour Studio Beyrouth ainsi que 115 épisodes pour la NTV, je suis revenu sur le grand écran, cette fois avec trois films sur Abou Salim (Abou Salim en ville, Abou Salim en Afrique et Abou Salim messager de l'amour). Comme quoi, ce personnage me suivait partout. Aujourd'hui, je suis fatigué et les propositions ne m'intéressent plus.

 

Vous avez aujourd'hui 90 ans, mais vous continuez à conduire, lire et surtout vous intéresser à tout ce qui est culturel. Comment s'organise votre journée ?
Je viens chaque jour au syndicat des comédiens. J'aime rencontrer de nouvelles figures et m'entretenir avec les personnes du métier. Parfois, j'ai une interview avec la presse (comme avec vous maintenant), puis je retourne à la maison, je lis beaucoup et suis l'actualité à la télévision. Ma fille m'aide à lire mes mails sur internet. Je me suis mis à la modernité car je ne suis pas si passéiste que j'en ai l'air.

 

Quel est le secret de votre ténacité, de votre vigueur et de cette bonne humeur ?
J'ai toujours vécu au rythme d'une tortue. À mon avis, ceux qui font trop de mouvements et trop de gymnastique meurent plus rapidement que les autres. Si je ne crois pas aux vertus des mouvements physiques, par contre, je crois à celles de l'alimentation. Ainsi, mon petit déjeuner se compose d'une noix, d'une banane, de deux dattes et d'un bol de lait. Je n'oublie pas de prendre une cuillère d'huile d'olive avant de dormir et mon déjeuner est très léger. Aussi, ma femme cuisine toujours à l'eau.

 

Vous dites regarder beaucoup la télévision. Que pensez-vous des nombreuses émissions sur les différentes télé ?
On me traite aujourd'hui de démodé, mais, de notre temps, il y avait comme un code d'éthique à la télévision qu'on respectait. En effet, ce medium visuel est censé être le reflet de la société. Je ne me rappelle pas avoir un jour insulté ou parlé vulgairement à l'antenne. Aujourd'hui, je suis déçu par ce langage devenu courant et par ce gros rire que je qualifierai d'indécent.

 

Quel regard jetez-vous sur le travail des acteurs et actrices actuels ?
Il nous arrivait dans le temps de jouer pour une somme modique rien que pour le plaisir de jouer. Aujourd'hui, cela n'existe plus. L'artiste, à mon avis, ne doit parler ni de temps ni d'argent. Actuellement, les comédiens sont impatients et veulent atteindre le succès rapidement. Je ne retrouve plus l'esprit d'autrefois parmi mes pairs.

 

Pour vous, le Liban passé s'est-il enfoui à jamais et ne risque pas de revenir ?
J'ai toujours été optimiste. Je perçois chez les jeunes beaucoup de potentiel dans tous les domaines, que ce soit artistique ou sportif. Il est dommage que l'État ne les exploite pas suffisamment. Il suffit d'aller voir la bibliothèque de l'Usek pour voir le travail d'archivage fabuleux qui y est effectué. Et personne n'en parle. L'Usek m'a rendu d'ailleurs un hommage que personne n'avait fait auparavant. La faculté a rassemblé et archivé tous mes textes, à côté de ceux des grands auteurs et poètes.

 

En 2004, la Fondation al-Walid Ben Talal a récompensé vingt artistes vétérans en leur rendant hommage. Vous en faisiez partie. Quel message adressez-vous à l'État libanais ?
Je n'ai pas de réprimandes ni d'aigreur en moi, mais, après trente ans de loyaux services à Télé Liban, je fus très déçu de quitter sans aucune indemnité en guise de remerciements. Beaucoup d'autres artistes sont dans le même cas que moi, et je suis triste de les voir tomber malades et décéder dans l'oubli total. Le pays n'a pas de respect ni pour l'artiste ni pour l'intellectuel, et encore moins pour le poète et le sportif. Aujourd'hui, tout ce que j'ai à dire à l'État : publiez l'art, donnez-lui l'importance qu'il mérite. Les artistes vous ont tellement donné. Rendez-leur la pareille.

 

Cela vous fait plaisir d'être interpellé dans la rue et qu'on vous reconnaisse ?
Bien sûr que cela me fait plaisir. N'allez pas croire celui qui vous dira qu'il n'aime pas la célébrité. Le fait de me reconnaître dans la rue prouve que mes émissions ont perduré et n'ont pas pris une seule ride. D'ailleurs, elles sont rediffusées sur Télé Liban. Cela signifie que j'ai eu un impact sur les gens.

 

Salah Tizani a-t-il un regret quelconque à formuler ?
J'ai beaucoup donné et j'ai pris très peu. Seule la chaîne LBC m'a offert une voiture quand j'ai participé à l'émission Splash et que j'ai plongé dans l'eau à une hauteur de trois mètres, alors que j'avais 86 ans. Mais je ne regrette rien. La reconnaissance que l'État m'a refusée, je l'ai eue de ce public fidèle qui continue à m'appeler Abou Salim. Et elle m'est très précieuse.

 

Dans la même rubrique

Akram Zaatari : Je ne suis pas un frigo nostalgique qui veut congeler le passé !

Salah Stétié : « Un écrivain qui n’extériorise pas ses secrets est un écrivain inaccompli... »

Etel Adnan : Ce qui me met en colère aujourd’hui ? La poubelle et la corruption généralisée au Liban

Ayant arrêté vos études assez tôt, à cause de circonstances familiales, c'est principalement les murs de l'école et les camps de scouts qui ont abrité vos premiers apprentissages ?Depuis que j'étais à l'école de Farouk à Tripoli, on faisait un spectacle de fin d'année et j'étais toujours la petite star, car j'étais un « amuseur ». J'ai continué cela tant que j'étais sur les...

commentaires (2)

On ne peut qu'admirer Abou Salim et sa troupe qui pendant 31 ans ont su nous divertir tout simplement sans fard ni philosophie !!! C'etait un bon temps riche en sincerite , dommage que ces temps-ci ont beaucoup perdu de leur authenticite !!!

Aoun Imad

15 h 44, le 09 février 2017

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • On ne peut qu'admirer Abou Salim et sa troupe qui pendant 31 ans ont su nous divertir tout simplement sans fard ni philosophie !!! C'etait un bon temps riche en sincerite , dommage que ces temps-ci ont beaucoup perdu de leur authenticite !!!

    Aoun Imad

    15 h 44, le 09 février 2017

  • Abou Salim , c' était encore le temps ou il y avait des bons et des mauvais. Et les mauvais étaient punis...Pas de teintes de gris, fonce, clair, pale...Du blanc ou du noir !

    LeRougeEtLeNoir

    09 h 01, le 31 janvier 2017

Retour en haut