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Culture - Le grand entretien du mois

Akram Zaatari : Je ne suis pas un frigo nostalgique qui veut congeler le passé !

Au lendemain de la guerre civile libanaise qui n'a rien épargné sur sa trajectoire, est apparu un courant d'artistes ambitieux, laboureurs forcenés d'un terrain vague délirant qu'ils ont réussi, au fil des années, à cultiver et même sublimer. Akram Zaatari, dans le peloton de ce projectile fou, est parti butiner des myriades de projets artistiques qui l'ont mené aux quatre coins du monde. Artiste de la balle à multiples rebonds, jonglant talentueusement et sans essoufflement aucun entre médiums et techniques divers, ses œuvres, qui balaient un large éventail de thèmes allant de la sexualité masculine à l'excavation quasi archéologique d'archives en images, ont été exposées (entre autres) au Moma, au Centre Pompidou, à la Fondation Vuitton et à la Biennale de Venise en 2013. Parallèlement, dans cet élan de promouvoir la conservation sans s'autoriser d'alanguissement nostalgique pour autant, il a cocréé la Fondation arabe pour l'image en 1997. Ce qui fait de lui un artiste tout à fait raccord avec une époque en manque d'hommes-orchestres aux talents de canif suisse. Surtout que l'homme de peu de mots se plaît à explorer le passé comme autant de possibles, avec un humour à bémols qui empreinte sa lucidité à discerner l'éphémère de ce tas de félicités qui sont les siennes et qui auraient enivré plus d'un.

Akram Zaatari : « Je suis profondément convaincu de l’idée que l’on peut créer des choses grandioses à partir de banalités. C’est un peu comme un chanteur qui réussit à s’approprier une comptine insignifiante et en faire un chef-d’œuvre musical. » Photo Michel Sayegh

Étant largement animé par le passé, quel est votre premier souvenir lié à l'art ?
L'image d'une sculpture en pierre d'Alfred Basbous qui était posée au milieu du jardin de l'école de Saïda que mon père a fondée et dirigée. Bien que je n'aie pas poursuivi mes études dans cet établissement, nos parents nous y emmenaient presque tous les week-ends et nous lâchaient dans le jardin. Cette sculpture a donc constitué la base de ma mémoire visuelle d'artiste. D'ailleurs, elle réapparaît dans un passage filmé de mon installation Letter to a Refusing Pilot où il est, entre autres, question de cette même école que Hagai Tamir, un pilote israélien, était supposé bombarder au moment de l'invasion israélienne en 1982. Sauf qu'il a décidé de larguer les bombes dans la mer car sa famille était originaire de Saïda. C'était une rumeur qui s'est confirmée.

Quel lien avez-vous aujourd'hui avec Saïda, votre ville natale ?
J'ai une relation assez ambiguë avec Saïda. Ce n'est pas du tout un rapport ambivalent d'amour et de haine, j'aime cette ville, c'est « la maison » après tout, même si plein de choses m'y déplaisent. Cela dit, je suis conscient du fait que j'ai dû quitter cette ville afin d'être moi-même. C'était une nécessité de sortir de cette zone de confort, de ces mêmes cercles qui forgent des conventions. Pourtant, aujourd'hui, revenir au bercail est de l'ordre de l'instinctif, presque un besoin animal. Surtout que j'y rentre avec d'autres yeux.

Vous avez tenu un journal intime entre 16 et 18 ans, au moment de l'invasion israélienne. Qu'est-ce que ça provoque de revenir à ce genre de souvenirs qu'il vaut mieux parfois oublier ?
Cette période n'est pas nécessairement liée à de mauvais souvenirs. Ce n'est pas ce que j'en retiens, en tout cas. Il y régnait une sorte d'indolence, et la notion de journal intime faisait partie de l'esprit de ce temps. De toute façon, de l'eau avait coulé sous les ponts lorsque je me suis penché sur mon journal. J'avais mûri, j'étais devenu quelqu'un d'autre. En tout cas, j'ai choisi d'envisager la notion de journal intime comme une manière anodine de créer une petite histoire parallèle à la grande histoire, une sorte de contemplation détournée de la vie.

Que ce soit à travers « Studio Schéhérazade » ou « On Photography, People and Modern Times », on ressent chez vous ce besoin d'archiver, cette quasi-obsession de conserver un tas de choses dans des boîtes pour y revenir. Cela remonte à quand ?
Je ne perçois pas la chose comme une urgence, c'est venu de manière naturelle, presque inconsciente. Je ne me suis rendu compte de cette manie qu'au moment où nous avons fondé la Fondation arabe pour l'image. C'est alors que j'ai réalisé que j'avais cultivé un goût prononcé pour l'histoire beaucoup plus que pour le passé. J'insiste sur cette nuance parce que je trouve qu'il y a énormément de flou qui plane sur la notion de conservation, autour de laquelle s'articule une grande partie de mon travail. Je ne suis pas un frigo qui veut congeler ou faire perdurer un passé disparu, loin de là. La conservation, dans mon cas, est une manière de comprendre puis d'écrire l'histoire.

C'est donc un travail d'historien en quelque sorte?
J'ai du mal à étiqueter ce que je suis et ce que je fais. Dans ma manière de procéder, je retrouve comme des liens de parenté avec l'installation The Man Who Never Threw Anything Away de Ilya Kabakov où cet artiste a imaginé un personnage fictif qui collectionne et ne jette aucun de ses objets. Ce n'est pas une question de nostalgie, plutôt une façon de s'instruire à propos de ces choses qui sont a priori banales, mais qui permettent de comprendre un contexte, un passé, les êtres humains en général. La conservation crée les archives du temps qui se mettent au service de l'avenir. Cette démarche tient beaucoup plus d'une vision l'avenir que d'un regard en arrière.

Dans vos œuvres, on retrouve des lettres qui s'écrivent, des messages qui s'envoient par dactylo, des studios aux photos jaunies, quel est votre rapport avec le passé ? Vous considérez-vous plutôt comme un nostalgique ?
J'ai toujours détesté les cours d'histoire que je ratais systématiquement. Au risque de surprendre, je ne suis pas un amoureux du passé. Pourtant, soyons réalistes, il est impossible de vivre, de construire et de se recycler sans le passé. J'en connais la nécessité mais j'y jette un regard critique, sans regret, sans m'y appesantir et surtout sans jamais tomber dans la nostalgie. J'ai horreur de ça.

Et pourtant, vos œuvres ont un après-goût de nostalgie...
En tout cas, ce n'est pas intentionnel. D'ailleurs, l'exposition de Studio Schéhérazade a provoqué beaucoup de confusion. On y a vu un retour aigre-doux sur le passé, des relents de regrets et de lamentation sur le passé. Or, ce qui m'intéressait, c'étaient les pratiques photographiques de ce studio de Saïda, l'élément humain aussi, le poids que chacun des gens qui s'y rendaient pouvait « porter sur ses épaules ». C'était pour moi un objet d'étude et non de réminiscence. L'aspect nostalgique devait sans doute être le reflet de mon côté mélancolique. Sauf que je suis convaincu que la nostalgie, sans support historique, devient un relais d'émotions gratuites.

Est-ce que l'avenir vous effraie ?
Au contraire, j'ai les yeux constamment rivés vers l'avenir. Le futur représente pour moi une responsabilité, celle d'être un pont pour communiquer tout ce que j'ai vécu et appris.

Comment avez-vous donc réussi à ne pas tomber dans la nostalgie en travaillant sur « Letter to a Refusing Pilot » qui s'imbibe de votre expérience personnelle?
C'est une question de discipline. Je ne suis pas autorisé à m'alanguir dans la nostalgie. Il suffit de doser et cela s'applique aussi bien à la musique, que j'ai minutieusement contrôlée, histoire de ne pas en faire trop. C'est un boulot d'orchestration en quelque sorte. Dans cette optique, j'aime que mes films aient très peu d'interventions parlées, j'apprécie les silences. En somme, cette installation était un mélange équilibré entre une revisite de l'histoire, un travail de recherches dans les archives, j'appelle cela de l'excavation, et, bien entendu, un hommage à l'école de mon papa.

Il vous arrive de vous intéresser à des sujets banals et vous réussissez à en faire une quasi-étude, puis une œuvre. Quelle est votre recette, si ce terme s'applique ?
Je suis profondément convaincu de l'idée que l'on peut créer des choses grandioses à partir de banalités. C'est un peu comme un chanteur qui réussit à s'approprier une comptine insignifiante et en faire un chef-d'œuvre musical. L'essentiel est d'être généreux. Il faut se laisser aller à ce sujet qui peut sembler anodin, de prime abord, et celui-ci vous parlera, et surtout vous permettra d'en extraire une émotion. Un défi !

 

(Lire aussi : Quand les artistes dénoncent dans leurs œuvres les abus civils, politiques, identitaires et sociaux...)

 

Vous avez l'habitude de pousser vos recherches avant de vous attaquer à un sujet, vous devenez même une sorte d'archéologue sur les sites qui font l'objet d'une de vos œuvres, comment ce côté quasi scientifique nourrit-il votre démarche artistique ?
Dans mon élan de, justement, briser la nostalgie et m'en écarter, je suis habituellement une démarche scientifique lorsque je m'attaque à une idée. Avec le temps, j'ai réalisé que je suis un artiste qui emprunte des techniques liées à l'archéologie et à l'histoire. Ou, sinon, je puise dans l'histoire relatée à l'oral, l'essentiel étant de suivre une méthode scientifique. C'est un peu le cas de In This House où j'ai été à la recherche d'une lettre enterrée par un milicien dans un jardin du Liban-Sud. J'ai investi cet endroit lambda comme un terrain archéologique. Je l'ai envisagé et étudié à la manière d'un chercheur. Cette démarche est ainsi devenue une pratique personnelle : rassembler des informations, piocher dans les archives, étudier une typologie.

Parlez-nous de la genèse de la Arab Image Foundation que vous avez lancée avec Fouad Elkoury et Samer Mohdad...
En 1997, nous sommes partis du simple constat qu'il n'y avait quasiment pas de documents historiques liés au Moyen-Orient et à l'Afrique du Nord. C'est ainsi que nous avons décidé de lancer cette ONG qui rassemblerait un maximum d'images liées à cette région, dans le but d'en préserver l'héritage culturel. Sur le long terme, en voyageant un peu partout dans la région et invitant des particuliers à contribuer à l'élargissement de cette collection d'images (à peu près 600 000 aujourd'hui), la FAI est aussi devenue une plateforme pour étudier les pratiques photographiques locales et répandre les œuvres des photographes arabes. Mais aussi et surtout, un moyen de promouvoir la culture de la conservation.

Vos œuvres ont été exposées au Centre Pompidou, à la Tate, à la Fondation Vuitton... Et pourtant, on vous sent souvent en retrait par rapport à votre travail, quelle est votre relation avec ce que vous créez ?
Je pense que mon travail parle pour moi... À l'image d'un enfant qu'on met au monde et puis qui grandit, chacune de mes œuvres fait son petit bout de chemin, chacune a sa propre vie. Même si, naturellement, je préfère les plus récentes...

Qu'est-ce qui vous inspire ou vous stimule généralement, quel est le déclic qui vous pousse à créer?
Le désir est mon moteur. C'est ce qui m'anime, me fabrique des ailes, me pousse à créer et me conduit vers d'autres désirs pour d'autres projets. C'est une sorte d'appétit qui mute, évolue, mûrit, mais demeure le fil rouge de ma démarche artistique. En fait, à mon avis, l'objet principal de l'art est d'imaginer des moyens de combler des désirs et non des besoins. C'est la raison pour laquelle j'ai du mal à entreprendre des projets artistiques avec un esprit critique... Cela va à l'encontre de l'instinct créatif.

Faut-il voir un certain militantisme dans vous œuvres ou plutôt un retrait poétique par rapport au monde ?
Même si mon travail a pu avoir des connotations militantes au fil des années, je ne pense pas être un artiste militant. Je n'y aspire pas en tout cas. Au contraire, comme il arrive aux causes de se transformer rapidement et parfois même de disparaître, une œuvre ancrée à l'une d'elles aurait de facto une valeur éphémère, une durée de vie limitée. Or, une création artistique se doit de s'imposer sur le temps, de s'inscrire dans une certaine intemporalité. Après, oui, il se trouve que cette œuvre serve une cause, mais ce n'est jamais fait dans cette optique stricte.

On vous qualifie souvent d'artiste silencieusement puissant, vous retrouvez-vous dans ce trait ?
Oui, je mise souvent sur les silences qui sont les créateurs premiers d'émotions. D'ailleurs, je me retrouve énormément dans ce que Godard disait : Il faut mettre les paroles en sourdine pour mieux les entendre. C'est ainsi que celles-ci prennent toute leur ampleur.

Vous avez touché à plusieurs genres de médiums. Comment passe-t-on si facilement de l'un à l'autre sans perdre le fil de son œuvre ?
Il est vrai que je suis une sorte de touche-à-tout de l'art, et je ne restreins pas mon œuvre à une seule discipline. Toutefois, le film demeure mon outil favori, celui que je maîtrise avec le plus d'aisance. Le reste requiert plus d'attention de ma part.

Il y a tout un pan de votre œuvre qui s'articule autour de la sexualité masculine, du corps de l'homme, de la masculinité dans l'absolu. Pourquoi cet intérêt ?
Au-delà des thèmes de la sexualité et la masculinité, je me suis surtout penché sur la question de l'amour. Histoire de comprendre ce sentiment, en fait, même si la manière d'aborder le sujet est souvent crue. En particulier dans End of Time qui retrace trois manières de tomber amoureux, trois histoires qui se terminent par une déception. Façon de réfléchir autour des désirs éphémères et, en quelque sorte, de préserver ce qui est provisoire. Parallèlement, et c'est également le cas de Crazy of You, où de jeunes hommes des quartiers industriels se vantent de leur exploits sexuels, ou How I Love You qui détaille la vie sexuelle d'homosexuels libanais, ces installations se doublent d'une étude et d'un complément d'archives. Ça ne me lâche jamais. (Rires.)

Est-ce que vous vous y retrouvez ?
Oui, d'une certaine manière, car tous les projets portant sur ces points se sont déployés naturellement et m'ont aiguillé dans mon cheminement personnel. Ils me conduisaient fréquemment vers des questionnements et m'apportaient parfois des réponses...

Quel est votre rythme de travail ?
Je compare ma manière de travailler à celle d'un artisan. Je prends mon temps, je me pose des questions, je me remets en question aussi. Il y entre des moments de réflexion profonde jusqu'à atteindre l'expression la plus juste que suit l'étape de la production. Ces périodes de cogitation qui précèdent la production constituent généralement 80 % de la durée totale d'un projet.

C'est cette partie du processus que vous appréciez le plus ?
Non ! Je retrouve mon plaisir au moment de la production, car tout ce qui précède est anxiété, doutes et confusion. Ce sont des moments de solitude que je ne partage avec personne. C'est souvent difficile. À la production, les choses sont plus claires et vont plus vite. Et puis il y a tant d'euphorie qui se joint à ces instants.

Quel(s) souvenir(s) gardez-vous de votre participation à la Biennale de Venise où vous avez représentez le Liban en 2013 avec « Letter to a Refusing Pilot » ?
Il a été extrêmement difficile d'endosser le rôle de représentant d'un pays et, en l'occurrence, dans un évènement de ce calibre. J'ai donc eu des doutes avant de me jeter à l'eau ! C'était la seconde fois (seulement) que le Liban installait un pavillon à la Biennale de Venise, sans doute l'événement le plus prestigieux dans son genre. J'ai eu de la chance de produire et présenter Letter to a Refusing Pilot qui a été considéré comme mon projet le plus ambitieux jusqu'alors.

Pour terminer, histoire de lancer un regard rétrospectif, un moment marquant de votre carrière ?
Sans hésitation : la Biennale de Venise !

 

 

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