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Culture - Le grand entretien du mois

Salah Stétié : « Un écrivain qui n’extériorise pas ses secrets est un écrivain inaccompli... »

Salah Stétié, regard malicieux teinté d’un nuage d’humour, mais aussi regard d’aigle en quête, non de proie, mais d’espace, de liberté et d’élévation. Photo Michel Sayegh

À un âge vénérable (88 ans), Salah Stétié garde une élégance impeccable. Dans l'allure et le verbe. Jeans sur veste prince-de-galles à grands carreaux beige, chemise bleu ciel, cravate rouge bordeaux et mocassin noir. Avec toujours ce regard malicieux teinté d'un nuage d'humour. Mais aussi regard d'aigle en quête, non de proie, mais d'espace, de liberté et d'élévation.

Œuvre monumentale (plus de 250 opus) qui s'étale sur un demi-siècle où le théâtre est toutefois absent. Sans regrets. Dans le lumineux dédale d'une écriture aux embranchements multiples qui de la poésie (langage premier et majeur) aux divers essais sur l'art (Rembrandt, Vermeer), des traductions (sonore comme un tintement de cristal est « Le Prophète » de Gibran) des auteurs arabes les plus anciens (Ibn Arabi, Rumi, Hallaj), aux écrits dédiés à la civilisation islamique ainsi qu'à la biographie de Mahomet, des réflexions et analyses réservées aux auteurs classiques et modernes français (Hugo, Rimbaud, Mallarmé, Mandiargues) ainsi que des écrits sur le Japon (Kyoto, Inamari), Salah Stétié, homme de la sagesse aux semelles de vent, a beaucoup voyagé, observé, lu et écrit. Des écrits qui regardent l'Occident sans jamais cesser d'être illuminés par l'Orient. Ses Mémoires (« L'Extravagance » chez Laffont, couronné du Prix Saint-Simon en 2015), dernièrement publiés, l'illustrent et l'attestent.

Retiré aujourd'hui à Tremblay-sur-Mauldre (Yvelines en Île-de-France), dans une bâtisse du XVIIe siècle où a vécu autrefois Honoré d'Urfé, l'auteur de « L'Eau froide gardée » et de l'« Inversion de l'arbre et du silence » regarde tous les jours, à cinq heures du matin (« Pas une minute de plus car la pollution aura saisi le monde », dit-il), le jour qui pointe en son jardin. Pour atteindre « la substantifique moelle », comme dirait Rabelais, vingt questions, avec une palette de réponses pertinentes, pour un tour d'horizon autour non d'une chambre, mais d'une plume, d'une inspiration, d'une personnalité, d'un parcours, d'une vie.

Longue interview pour cerner, une fois de plus, non seulement des bribes de l'œuvre mais des pans de la personnalité de l'homme : écrivain, diplomate, amoureux fou des mots, ancien collaborateur à « L'Orient », père tardif à 82 ans, mais aussi, de son propre aveu, un émotif incurable...

 

 

Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire ?
C'est un écrin né à la fois du hasard et de la préméditation. Mon père, qui recevait des poètes, et ma mère, femme cultivée (ce qui était rare en milieu musulman dans les années 30), étaient des gens pour qui le livre comptait. J'étais séduit par cette langue arabe où la poésie est mystérieuse, bizarre, quelquefois chantonnée. Et comme un enfant est un singe, j'ai appris que c'était la poésie que j'ai voulu vite coucher sur le papier. Et c'est au Collège Protestant, enfant déjà très sensible à la splendeur de la nature et du ciel, grâce aux bulles et aux mots des bandes dessinées que je lisais, que j'ai tracé mon premier poème en français. Que le professeur a qualifié de mirliton. Je devais attendre d'avoir un dictionnaire Quillet pour comprendre que ce n'était pas un compliment ! J'ai dévoré par la suite Racine, Lamartine, Rimbaud, Baudelaire. À dix-huit ans, j'étais fou de poésie...

 

Pouvez-vous mettre un chiffre sur tout ce que vous avez écrit comme livres ? En connaissez-vous le nombre exact ?
Une trentaine de recueil de poésie. Soixante-cinq essais autour de la culture : je commentais ce que je lisais, il y en a même un sur Freud. Beaucoup de livres sur les artistes (sur la peinture). Plus de deux cents livres chez Fata Morgana qui seront exposés en permanence au musée de Sète (musée Paul Valéry).

 

Une petite parenthèse. Vous n'avez pas abordé le roman ? Et qu'en est-il du théâtre, grand absent dans vos écrits multiformes ?
Si, j'ai abordé le roman avec Lecture de femme. C'est mon seul roman. C'est une tragédie d'amour dans la guerre. Mais il y a aussi sept à huit récits dont Le Chat couleur et La Maison aux agapanthes. En ce qui concerne le théâtre, je n'ai pas eu l'occasion de m'y essayer. Mais Georges Schéhadé était mon ami. Tout comme Ionesco et Obaldia. Et j'aime infiniment le théâtre poétique : Shakespeare, Lorca, Eschyle. Je pense que le sens de l'homme est dans la poésie. Le poème contient la clef du mystère de l'homme.

 

Quels sont le meilleur endroit et la meilleure heure pour écrire ?
Pas d'endroit, pas d'heure.

 

Votre définition de l'écriture ? On parle de la distinction de votre écriture, avez-vous un commentaire là-dessus ?
L'écriture est cette bobine qui, par un fil qu'elle tire du cœur, donne à voir à l'extérieur ce qui est secret. J'aime les écrivains qui avouent leur secret. Les mystiques musulmans disent que seul Dieu préserve son secret. Un écrivain qui n'extériorise pas son secret reste un écrivain inaccompli. Un écrivain se sublime dans son œuvre. Quant à mon écriture, mon style n'est pas distingué mais compliqué ! J'écris comme je sens. Mes phrases se résolvent comme une phrase musicale. Cela dit, ce que je veux communiquer, je tiens à ce qu'il reste communicable et clair.

Avez-vous hérité la douce folie de vos parents ?
J'ai hérité de mon père l'amour des mots. J'aime les mots comme on aime les humains, comme j'ai aimé une femme, deux ou trois...

 

Votre définition de la famille ? De la paternité ?
La famille, c'est une petite cellule sociale liée à sa propre protection. J'ai longtemps partagé la célèbre interjection de Gide, « Familles ! Je vous hais ». J'ai vécu loin de ma famille que j'aime. Je me suis marié à presque 50 ans, ça a duré 25 ans. Je me suis remarié et j'ai aujourd'hui un fils, Maxime (qui a 6 ans), un don que m'a fait Caroline... Comme le disent Nerval et Baudelaire, le secret de tout destin est dans l'enfance. Définition de la paternité ? Comme je suis un père tardif, je suis un père gâteau. J'ai la chance d'avoir un fils très poétique : à quatre ans, il parlait des branches qui dorment dans le vent. Une osmose nous unit...

 

À part votre mère, quelles sont les femmes de votre vie ? Quelles sont vos héroïnes ? Quel est votre héros dans la vraie vie ?
Question difficile. Il y en a beaucoup. J'ai été longtemps célibataire. Il y a les passantes et celles qui ont duré. Celles que j'ai aimées, meurtries, et par qui j'ai été meurtri. La femme pour moi est une véritable religion. C'est un substitut de Dieu. Dans ma vie d'incroyant, je n'ai rien trouvé à mettre à la place de l'amour... Mes héroïnes ? Évidemment poétiques ou littéraires, nommées ou anonymes. Pour le mode spirituel, il y a la Vierge Marie. Mais aussi Phèdre ou Bérénice, les personnages féminins de Stendhal, Paulina de Pierre-Jean Jouve ou des créatrices comme Louise Labé, les sœurs Brontë. Les héros de la vraie vie ? Pas de goût pour les héros militaires que je déteste. Hormis les héros spirituels, il y a en politique de Gaulle et Churchill, Tocqueville, Benjamin Constant et Hugo mémorialiste : son Booz endormi m'envoûte...

 

Avec une machine à remonter le temps, quand vous arrêteriez-vous ?
Dans ma vie. Une tranche de vie. Je reviens aux moments les plus importants. La découverte d'un poète : Antonio Gamoneda, Lorca, Tolstoï... Les voyages qui m'ont bouleversé. Les ailleurs telles les chutes de l'Iguazù en Argentine. Je reviens au premier regard d'une femme sur moi et moi sur elle...Toutes les caresses, physiques et verbales, de l'amour. Au poème Le Balcon de Baudelaire...

 

Qu'est-ce qui vous donne de l'espoir, de la joie, de l'élan ?
Rien. À mon âge on n'a plus d'espoir, on a fait le tour des choses. Mais il y a encore pas mal de choses à dire, aimer, rêver... Et mon fils que je vois grandir, non mon prolongement mais lié à quelques valeurs liées à moi... Il a sa propre vie. Au passage, je hais l'argent, un mauvais Dieu dont les hommes ont fait leur Dieu unique, avant l'Autre... Sur ma tombe, au-dessous d'un paysage, j'ai demandé au sculpteur Jean Anguera d'inscrire : « Un chemin qui ne mène nulle part »...

 

Qu'est-ce qui vous désespère, attriste ?
La bêtise, la guerre, la prétention de certains d'être seuls détenteurs de la vérité. Considérer que la vie des autres n'est rien face à des idées qu'on se fait. Rien de plus important et plus sacré que la vie. Les intégristes sont des imbéciles, des animaux plus primaires que les animaux.

 

Qu'est-ce qui vous fait rire, vous enthousiasme ?
Ce qui me fait saliver. La couverture d'un livre. Mes auteurs préférés dont j'attends les livres à venir. Ce sont des essais, pas de romans... Je parcours toujours les pages d'ouvrages volumineux, de Montaigne ou Dostoïevski, mais aussi des livres plus brefs comme Le Silence de la mer de Vercors.

 

Qu'est-ce qui vous émeut ?
Tout ce qui est émouvant. Je suis très émotif. Et je ne m'en défends pas. La cristallisation de l'émotion est restée fluide. J'adore les musées, le cinéma, la musique (j'étais lié à Pierre Boulez, Luigi Nono) que je n'écoute qu'aux heures de silence quand les mots paraissent me trahir... Parfois, j'écoute le même disque de Bach jusqu'à devenir le morceau de cette musique !

 

Quels sont vos livres préférés ? À quelle littérature êtes-vous allergique ?
J'ai mes périodes. Je lis aussi selon mes humeurs. Il y a quelques livres qui m'ont accompagné dans la vie. D'autres orientations sont venues s'installer, mais je suis resté fidèle à mes premières orientations. Le cercle auquel je reviens : Rimbaud, Baudelaire, Paulina de Pierre-Jean Jouve, Ibn Arabi, Jalaleddine Roumi... Je ne lis pas beaucoup, mais je lis profondément. Une page d'écriture est un gratte-ciel et je monte à chaque fois un étage. Quant à mes allergies littéraires, je suis allergique à toutes les littératures que je n'aime pas !
Et il y en a beaucoup ! Les écrins exotiques. Les écrivains qui flattent le lecteur en lui donnant la lecture qu'il attend d'eux. J'aime les auteurs qui cherchent la pierre philosophale.

 

Quel est pour vous le plus beau compliment d'un lecteur ?
Je reçois quelquefois des lettres très émouvantes qui disent : « Vous avez transformé ma vie et j'ai besoin de vous pour continuer. » Cela crée des devoirs envers le lecteur et moi-même.

 

Qu'est-ce pour vous que l'élégance ? Quel est votre défaut ? Celui que vous ne supportez pas chez les autres ?
L'élégance pour moi, c'est surtout l'élégance morale : ne pas trahir, ne pas mentir, ne pas se surhausser. La simplicité de la communication. Pour ce qui est vestimentaire, c'est l'harmonie. Chez moi, je peux être en robe de chambre. Mon défaut ? Égoïste, mais très sensible. Je rentre dans une grande colère quand on me vole mon temps. Je trouve les autres pleins de qualité. S'il y a des défauts, je fais semblant de ne pas les voir. J'aime les autres sauf si je ne les aime pas !

 

Dans quelle sorte de livres (poésie, essai, prose autobiographique) vous épanouissez-vous le plus ? Quel est le travail dont vous êtes le plus fier ?
La poésie, c'est le langage majeur. Aucun : je déteste ouvrir mes livres.

 

Vous avez collaboré en tant que journaliste à « L'Orient ». Quel souvenir gardez-vous de cette
expérience ?
J'en parle dans mes Mémoires. C'est une période heureuse dans ma vie. À l'époque, Georges Naccache était à la hauteur de ce pays boussole de la région et des pays qui l'entourent. J'ai été très heureux de participer à cette opération de naissance pour lui-même et pour ses voisins. Un critique avait écrit en ces années-là que Salah Stétié « y dirige l'évolution du goût ». Appréciation qui m'est allée droit au cœur. Mais je n'ai rien d'un directeur de conscience !

 

Quel projet envisagez-vous en ce moment ?
Je prépare ma mort. Je classe mes documents. Je fais des dons au musée Paul Valéry (musée de Sète), à la Bibliothèque de France, à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. J'habite une bâtisse du XVIIe siècle, la maison d'Honoré d'Urfé, l'auteur de L'Astrée. J'ouvre ma porte sur mon jardin à cinq heures du matin et je respire la bouffée d'air frais du monde. Cinq heures sonnantes pas cinq heures cinq minutes, car l'air est déjà pollué. Au cimetière du village, j'ai pour voisin Blaise Cendars. L'occasion d'avoir plus tard de longues discussions...

 

Une devise ?
Passer outre. C'est une formule, une locution que j'ai gardée depuis longtemps. Il y avait beaucoup de difficultés en tant qu'ambassadeur d'un pays qui vous a déçu. J'étais l'ambassadeur d'un incendie. J'ai été très malheureux de la guerre au Liban. Je pleurais à l'angle d'une cheminée, je pleurais comme un enfant. Ce pays a fait une folie qu'il n'aurait pas dû faire. Et pourtant, c'est lui qui a inspiré mes premiers vers. Je suis très heureux de le revoir aujourd'hui, mais pas pour plus d'une semaine...

 

Pour mémoire
« J'ai honte », le cri de révolte de Salah Stétié, dans « Le Figaro », contre le comportement des jihadistes

Les Mémoires de Salah Stétié, une leçon d'histoire

À un âge vénérable (88 ans), Salah Stétié garde une élégance impeccable. Dans l'allure et le verbe. Jeans sur veste prince-de-galles à grands carreaux beige, chemise bleu ciel, cravate rouge bordeaux et mocassin noir. Avec toujours ce regard malicieux teinté d'un nuage d'humour. Mais aussi regard d'aigle en quête, non de proie, mais d'espace, de liberté et d'élévation.
Œuvre...

commentaires (1)

Cet interview est une source intarissable de beautés littéraires. Je retiens cette phrase qui n'a rien à voir : Les intégristes sont des imbéciles, des animaux plus primaires que les animaux. Merci Salah Stétié.

Un Libanais

12 h 39, le 22 novembre 2016

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Commentaires (1)

  • Cet interview est une source intarissable de beautés littéraires. Je retiens cette phrase qui n'a rien à voir : Les intégristes sont des imbéciles, des animaux plus primaires que les animaux. Merci Salah Stétié.

    Un Libanais

    12 h 39, le 22 novembre 2016

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