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Nos Lecteurs ont la Parole - Hyam MALLAT

De Gaulle avait raison

De Gaulle à Beyrouth en 1941 avec le président libanais Alfred Naccache et le représentant britannique. Photo AFP

« Quand, dans un pays, il vaut mieux faire sa cour que faire son devoir, alors tout est perdu », écrivait Montesquieu. Et c'est pourquoi l'histoire reconnaît la qualité des régimes politiques à celle des serviteurs de l'État. Et c'est pourquoi aussi le succès d'un régime politique, quel qu'il soit, dépend de son discernement à choisir des collaborateurs et non des subalternes. Cela dit et pour bien dire – et non parler – invoquons l'histoire pour baliser le fondement de la politique de l'État libanais. Et pour cela le titre de cet article convoque un personnage qui, encore grand inconnu en 1931, a témoigné pour le Liban en des termes qui, relus et considérés aujourd'hui, constituent tout simplement un véritable programme de gouvernement pour un sursaut national.
Le 3 juillet 1931, Charles de Gaulle, alors commandant en poste à Beyrouth dans l'armée française représentant le haut-commissaire de France au Liban et en Syrie Henri Ponsot, devait prononcer le discours d'usage lors de la distribution des prix à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth des pères jésuites. Ce discours que j'ai véritablement découvert car il était véritablement oublié en 1958 dans une collection familiale de Palmarès de l'USJ – et depuis si galvaudé sans compréhension – loin de se limiter aux figures traditionnelles de style, résonne douloureusement dans l'histoire politique libanaise tant la réflexion historique présentée dans un style de haute tenue littéraire par ce jeune officier annonçait déjà l'homme qui devait, quelques années plus tard, empoigner dans la solitude le destin de la France.
Face donc à cette jeunesse libanaise venue recevoir ses diplômes, de Gaulle devait lancer un programme politique qui n'a rien perdu de son actualité et qu'il est particulièrement nécessaire de rappeler face aux nombreux dangers qui menacent la région et le Liban tant ce discours est prémonitoire. « ... Pour les grandes tâches collectives, ce n'est pas assez d'avoir de l'énergie et des aptitudes. Il y faut du dévouement. Il y faut la vertu de sacrifier au but commun quelque chose de ce qu'on est, de ce qu'on a, de ce qu'on ambitionne. Il y faut non l'effacement, mais l'abnégation des personnes. Car la splendeur et la puissance d'un ensemble exigent que chaque partie s'absorbe dans l'harmonie du tout. Ainsi d'une armée, d'un jardin, d'un orchestre, d'un monument.
« Oui, le dévouement au bien commun, voilà ce qui est nécessaire, puisque le moment est venu de rebâtir. Et justement, pour vous, jeunesse libanaise, ce grand devoir prend un sens immédiat et impérieux, car c'est une patrie que vous avez à faire. Sur ce sol merveilleux et pétri d'histoire, appuyés au rempart de vos montagnes, liés par la mer aux activités de l'Occident, aidés par la sagesse et par la force de la France, il vous appartient de construire un État. Non point seulement d'en partager les fonctions, d'en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure, sans lesquelles il n'y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c'est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l'intérêt général, condition sine qua non de l'autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l'ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. Point d'État sans sacrifices : d'ailleurs c'est bien de sacrifices qu'est sorti celui du Liban. »
Relevons la vigueur et l'authenticité des mots d'une actualité brûlante : «Le dévouement à la chose publique... créer et nourrir un esprit public... pour l'autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l'ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. » Programme d'État pour un État qui, selon les cas, n'a pas voulu ou n'a pas pu se constituer en État... Certes de 1925 jusqu'à 1975, nombre de responsables tenteront d'établir des institutions, d'aider à leur fonctionnement, et l'expérience du président Fouad Chéhab en est l'exemple le plus marquant mais les battements de cœur des uns et des autres n'ont pas toujours joué au même diapason du dévouement à la chose publique. Dès lors, des retards se sont accumulés alors qu'il fallait faire vite au moment même où se constituaient dans ce Proche-Orient des États de personnes où le dévouement à un individu supplantait le dévouement au service public. Loin de se faire, les choses se sont dégradées du fait de facteurs extérieurs (Seconde Guerre mondiale et ses conséquences, création de l'État d'Israël en 1948, guerres israélo-arabes...) et intérieurs (coups d'État dans nombre du pays arabes, nationalisation des terres et des moyens de production, manipulation de la présence palestinienne au Liban et sa transformation en force armée avec ses conséquences désastreuses pour le Liban, et d'autres). Mais, surtout, les vues étroites, intéressées, sans oublier une corruption morale plus dangereuse encore ou tout autant qu'une corruption matérielle ont, à la longue, pénalisé ou interdit toute action publique d'envergure profonde et courageuse pour bâtir l'État et servir la société en répondant de manière fiable à ses besoins réels (protection sociale et médicale, emploi, éducation, environnement, culture, art...).
Et puis à partir de la moitié du XXe siècle et, plus particulièrement depuis les débuts du XXIe siècle, les États du Proche et du Moyen-Orient sont confrontés à des guerres et à des violences mettant proprement en cause leur constitution même après les conférences de Versailles et de San Remo : déstructuration de l'Irak et de la Syrie, guerre du Yémen, problème kurde, interventions militaires directes des grandes puissances dans les conflits, émergence du rôle de la Turquie et de l'Iran sur les bords de la Méditerranée, conflit entre l'islam sunnite et l'islam chiite et surtout entre un islam éveillé et un intégrisme sans frontières capable d'exactions et de comportements que l'on croyait relégués au fond de l'histoire.
Le Liban de par sa situation géographique est directement exposé à être une terre de refuge et d'asile pour les déplacés des pays en pleine violence comme ce fut le cas des Palestiniens en 1948 et des Syriens à partir de 2011. Si l'évolution des situations politiques et militaires à partir de 1945 a conduit le Liban à supporter le poids de la présence armée palestinienne sur son sol et qui, récupérée ou manipulée par des politiques locales et régionales a conduit à la guerre du Liban, les institutions constitutionnelles et administratives libanaises ont continué à fonctionner et l'accord de Taëf en 1989 n'a fait que confirmer encore une fois l'équilibre multicommunautaire de la société libanaise et son fonctionnement acceptable. Mais la question fondamentale revient à savoir si, avec la déstructuration des États qui a déjà atteint l'Irak et la Syrie, le modèle politique libanais est à même de résister et de s'adapter à la nouvelle configuration politique et sociale ? Quelle intelligence faut-il pour que ce pays composé de grandes minorités sunnite, chiite, druze et chrétienne de toutes confessions puisse durablement résister et transcender les conflits latents ou réels s'ils ne sont pas contenus par ceux qui sont en charge dans les limites de leur responsabilité historique et humaine ? Question actuellement sans réponse mais extrêmement critique et dangereuse et à laquelle il y a lieu de tenter de répondre par cette configuration politique et humaine du Liban qui a, en dépit des crises et des dérapages, montré ses qualités par rapport aux pays de la Méditerranée.
Et ce débat historique ouvert sur la scène mondiale actuelle pour tout le Proche-Orient constitue un motif supplémentaire de tirer les conclusions requises de l'évolution historique et politique qui a conduit à l'émergence du Liban en 1920, société atypique sur les bords de la Méditerranée orientale dotée dans son évolution sociale et politique de la capacité de se trouver durablement engagée dans une triple réponse à trois phénomènes de forte sensibilité dans la société contemporaine à savoir (a) l'exercice politique dans une société multiminoritaire conduisant à une inadéquation du concept de majorité, (b) le rejet du despotisme et de l'intolérance et (c) un dialogue de coexistence islamo-chrétienne, exemple unique et superbement original dans tout le bassin méditerranéen même quand la société est confrontée à des défis politiques et socio-économiques d'une extrême gravité.
Politique d'abord, disait Maurras. Certes oui ! Mais politique de dévouement à la chose publique pour que les mots politiques servis par le dévouement conduisent à des solutions réelles politiques, économiques, sociales et culturelles, pour que la lutte contre la corruption se traduise par des serviteurs de l'État dont les racines constituent des motivations de loyauté et pour rappeler, encore une fois, que le prix de la liberté est une éternelle vigilance.

Hyam MALLAT

« Quand, dans un pays, il vaut mieux faire sa cour que faire son devoir, alors tout est perdu », écrivait Montesquieu. Et c'est pourquoi l'histoire reconnaît la qualité des régimes politiques à celle des serviteurs de l'État. Et c'est pourquoi aussi le succès d'un régime politique, quel qu'il soit, dépend de son discernement à choisir des collaborateurs et non des subalternes. Cela...

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Dans la photo, le représentant britannique était le général Edward Spears. Dans L'Orient-le Jour du 6/11/2013, l'avocat Abdel-Hamid el-Ahdab rappelle que le général de Gaulle, recevant l'ancien président de la République Alfred Naccache au Palais de l'Elysée, lui avait dit : "Vous avez commis une grande erreur en éliminant le mandat français du Liban..."

Un Libanais

13 h 51, le 19 décembre 2016

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Commentaires (4)

  • Dans la photo, le représentant britannique était le général Edward Spears. Dans L'Orient-le Jour du 6/11/2013, l'avocat Abdel-Hamid el-Ahdab rappelle que le général de Gaulle, recevant l'ancien président de la République Alfred Naccache au Palais de l'Elysée, lui avait dit : "Vous avez commis une grande erreur en éliminant le mandat français du Liban..."

    Un Libanais

    13 h 51, le 19 décembre 2016

  • En politique,l'Histoire et la Sagesse ne se rencontrent pas toujours malheureusement, c'est pourquoi cette dernière reste éphémère dans ce domaine...! Merci mon ami Hyam pour nous avoir reproduit ce discours magistral de De Gaulle, mais cet idéal ne peut être appliqué que par de grands Hommes, or ceux-ci ne sont pas nombreux, sous tous les cieux d'ailleurs. C'est pourquoi tous les conseils qu'ils dispensent, finissent très souvent dans les poubelles de l'Histoire, mais il faut toujours essayer...!Fouad Chéhab avait réussi en tandem avec Farid Dahdah la construction d'un Service Public exemplaire, mais comme vous l'avez si bien dit:"... les battements de coeur des uns et des autres n'ont pas toujours joué au même diapason ..."

    Salim Dahdah

    14 h 04, le 17 décembre 2016

  • Belles intentions, mais il est déjà trop tard ; malheureusement ; dans le cas précis de ce "pays?".... Après les "expériences!" palestiniennes, irakiennes et enfin syriennes. E la nave va !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    08 h 49, le 17 décembre 2016

  • Oui! "dévouement au bien commun", "subordination volontaire de chacun à l'intérêt général", "Point d'État sans sacrifices". Que voilà des paroles qui sonnent juste! Mais quel homme politique est capable de les comprendre, et surtout de les faire siennes?

    Yves Prevost

    07 h 02, le 17 décembre 2016

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