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Culture - Théâtre

Tous de pitoyables « Roi Lear », dupes de la flagornerie ?

Au théâtre al-Madina, sans doute la plus tourmentée et la plus tragique des tragédies shakespeariennes, dans une mise en scène bicéphale de Sahar Assaf et Rachel Valentine Smith, avec deux patriarches de la scène libanaise : Roger Assaf et Rifaat Tarabey.

Dernières larmes d’un roi devant le cadavre inerte de sa fille aimée… (Photos Alexy Frangié)

C'est sous le signe d'une double célébration (la 400e commémoration de la date de naissance de Shakespeare et l'anniversaire de la 150e année de la fondation de l'Université américaine de Beyrouth) et sous l'égide du British Council que le Roi Lear de Shakespeare est donné, pour la première fois en libanais dialectal, au théâtre al-Madina, dans une mise en scène de Sahar Assaf et Rachel Valentine Smith, et une production de Robert Myers. Œuvre sombre et tumultueuse sur la vanité humaine, l'effritement familial, les dérives des désirs, l'ingratitude des enfants, la déception paternelle et surtout la cupide rapacité des êtres pour s'emparer du pouvoir. D'outre-tombe, une leçon de sagesse et de mise en garde à cet Orient en décomposition.

Plutôt maigre public, au lendemain de la première, pour une œuvre phare du répertoire dramaturgique international, certes longue, complexe et compliquée, tourmentée et ultratragique, traversée de moments de poésie, mais où la nature humaine est dévoilée sous ses jours les plus sombres, les plus sanguinaires, les plus abjects. Dans cette fresque noire, il y a de toute évidence un combat entre le mal et le bien. Et on s'accroche, pour revenir à la surface et respirer un peu, à ce rai de lumière pour ceux qui sortent du rang et offrent pardon, aide, amour, sincérité et générosité.

C'est à travers une bouillonnante narration historique de la Grande-Bretagne que le dramaturge de Stratford-Upon Avon tisse sa toile de réflexions et de considérations sur les valeurs et les rapports d'une humanité en prise avec le pouvoir, le sexe et la possession. Des acquis bien fragiles et toujours, quoi qu'il arrive, éphémères.

 

Tout un royaume pour... rien
Le roi Lear, accablé par l'âge, décide de donner son royaume à ses trois filles. Il leur demande de lui dire combien elles l'aiment. Seule Cordelia refuse les formules creuses et ampoulées. Pour sa pureté et sa sincérité, elle est privée d'héritage et jetée aux orties. Et s'enclenche le cycle infernal des luttes intestines, comme un panier à crabes et un nœud de vipères, entre filles et beaux-fils, courtisans intrigants et sous-fifres véreux. Mensonges, tueries, duels sanglants et lettres de trahisons interceptées s'interpénètrent sur la scène. Dans une odieuse course effrénée pour avoir toujours davantage et se hisser au haut de la pyramide du gouvernement.

Impitoyablement et abjectement rejeté et humilié par ses filles, rongé et mordu par ces loups de seigneurs qui étaient autrefois ses vassaux, le vieux souverain n'a plus que ses yeux pour pleurer. Cordelia, toujours bienveillante et secourable, tentera en vain de le consoler. Elle aussi est prise dans l'engrenage de violence et froidement liquidée. Trop tard pour le roi Lear pour s'apercevoir de sa bévue et de son faux jugement. Il s'effondre sur le corps de sa fille et la rejoint dans la douleur pour l'éternité.

Double plan pour cette œuvre à l'intrigue surchargée de violence et de morts (que de cadavres sous les spots et sur les planches) : d'une part, l'histoire de cœur du roi Lear avec ses trois filles et, de l'autre, le cortège de machinations, de complots et de basses besognes d'une cour aux appétits gloutons et indécents.

 

Trois colonnes et des cubes
Pour cette fresque sociale et sentimentale, aux traits grossis au fusain, le texte admirable de Shakespeare. Un verbe frémissant et incisif avec plus de vingt acteurs, comparses y compris, pour le faire vivre, après le lever de rideau. Dans un décor presque nu, si ce n'est trois colonnes carrées et des cubes à même le sol, le rêve d'un palais ou des landes sous tempêtes est laissé à l'imaginaire du spectateur. Du côté latéral de la scène, dans une douce pénombre, sans que cela soit un apport remarquable, trois musiciens (violoncelle, flûte et percussions) pour la liaison des intermèdes. Les mots en libanais dialectal (traduction Nada Saab, Raffi Feghali et Sahar Assaf) sont soigneusement choisis. Mais en cours de route, bien sûr, on perd beaucoup de la musicalité et de la cadence du somptueux texte initial en anglais (projeté sur écran) et dont la puissance a la beauté d'une impétueuse partition beethovénienne...

Les costumes, en tons de terre presque neutres – pour gommer peut-être un peu la distance des époques – restent résolument en zone grise, modernes et actuels. Avec de curieux combats, supposés être effroyables, avec de petites épées qu'on dégaine en toute célérité mais qui n'ont, en fait, rien d'impressionnant... Un peu dans le registre de la richesse des pauvres.

La mise en scène est bicéphale et signée Sahar Assaf et Rachel Valentine Smith. Une mise en scène bien sage et plus académique qu'innovatrice ou révolutionnaire, même avec des miniaudaces de femmes adultères qui s'étalent et se lovent lascivement devant ou entre les bras de leurs amants.
Les acteurs forcément ne sont pas tous égaux dans les compositions de leurs rôles respectifs à multiples facettes. Le métier a sa prééminence. Surtout quand Roger Assaf et Rifaat Tarabey, patriarches vétérans de la scène, campent le désabusé roi Lear et le faible Gloucester. Ils tirent sobrement, mais sans éclat particulier, leur épingle du jeu. Un point quand même pour le jeune bouffon du roi (Sany Abdel Baki) qui introduit une petite note joyeuse et délurée, ne reculant pas devant une grivoiserie sans fard.

 

Dernières larmes
Dans cette œuvre où les rois, les ducs, les comtes et les princesses s'écharpent, s'étripent et s'empoisonnent, où les filles font parjures de leur père, cette pièce à grands bruits et fureurs, à dagues meurtrières, paroles acides et poétiques, à situations ahurissantes d'imprévus, met le monde à rude épreuve. Dans sa très rude réalité et vérité.

Ici, dans cette frénésie barbare de convoitises et d'insatiables désirs, la nudité des sentiments et des comportements est loin d'être une parure. Et même lorsque le bien finalement émerge, c'est toujours trop tard, il a du mal à triompher de la part obscure...
L'émotion ? Devant tant de chahuts (non, pour une fois, les acteurs, même s'ils ont parfois des démarches empesées et surfaites, ne s'égosillent pas sur une scène libanaise mais posent bien leurs voix), de chaos, de crimes, de guerres, de malheurs, de luttes fratricides et parricides, on n'a pas le temps de la vivre cette émotion, même aux dernières larmes d'un roi devant le cadavre inerte de sa fille aimée...

Le théâtre, miroir amplificateur de la société, est toujours agitateur de conscience et lanceur d'alerte sans états d'âme. Par-delà ce tableau bien lugubre, il y a une leçon à tirer. Surtout en cet Orient à feu et à sang. La course au pouvoir est vaine. Le mensonge ne paye pas et la violence engendre la violence.
Et paix aux hommes de bonne volonté.

 

Pour mémoire

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