C'est bon, on a comblé le vide. Il y a enfin un résident à Baabda, et les chrétiens du Liban qui, depuis plusieurs années, font avant chaque mandat le pari désabusé que ce sera le dernier sont quelque peu rassurés. Leur peur archaïque de la « dhimmitude », ce sort de soumission que réservent les États islamiques à leurs citoyens des communautés minoritaires, est apaisée pour un temps. Une immense croix vient d'être ajoutée au campanile de la cathédrale Saint-Georges des maronites, au centre-ville. Les amateurs de clichés peuvent s'en donner à cœur joie : désormais, l'église le fait, dans l'enfilade de la mosquée al-Amine, et les deux architectures sont à égale distance du ciel. La carte postale du pays-message est toute trouvée. Reste à y croire.
Certes, le Mont-Liban était, avant l'indépendance, un pays chrétien. C'était un de ces petits Liban, tout comme l'était la montagne druze, le littoral sunnite, la plaine chiite. Pour faire un pays, il a fallu assembler les tesselles, compléter la mosaïque. Le Liban définitif était une belle œuvre, même si elle péchait par la qualité du ciment. Mais il est là, ce ménage à 17 communautés, avec ses orages, son amour fort, ses scènes homériques, ses criminelles dérives. Soixante-treize ans que cela dure, d'autres auraient déjà fait chambre à part. Mais non. On s'accroche. La mosaïque se défait, s'éparpille, on recolle tant bien que mal, on perd des pièces, on les remplace. À l'arrivée, ce pays est comme un bateau de Thésée qu'on aurait reconstitué dans le désordre. Étrangement, il survit à tous les naufrages.
On va encore assister aux nauséeuses et fastidieuses tractations qui reviennent à la veille de chaque formation de gouvernement. Et qui aura quoi, et combien. Autour de nous, le monde change à une vitesse folle, et notre dégradation s'accélère, tandis que les fils d'information locaux diffusent des dépêches cruciales du genre : arrivée d'untel chez untel, ou de tel autre chez tel autre untel. Ah, ces déplacements et ces arrivées, ces pots de bienvenue et ces dépositions de départ, ce jeu de chaises musicales supposé nous tenir en haleine. Le beau souci, tandis que les motards beuglent l'ordre de retirer les voitures stationnées et que la circulation devient inextricable.
Mardi, jour de fête nationale, nous nous souviendrons, tandis que claqueront au vent de novembre les drapeaux en acétate portant nos couleurs, que ce pays n'a jamais connu de véritable indépendance. Qu'il a eu autant de visages que de conquérants. Nous serons unanimes à souhaiter être nés ailleurs. Mais en mesurant le chemin parcouru, nous constaterons aussi que le Liban tient la route, bien qu'au prix de nos souffrances. Il est là, bien là. « Outragé, brisé, martyrisé »... exigu, surpeuplé, corrompu, pollué, mal géré, mais vibrant, mais rayonnant de toutes nos forces. À écouter les discours identitaires qui postillonnent aujourd'hui sur le monde, nous pourrons être fiers, chrétiens et musulmans, d'avoir su coûte que coûte vivre ensemble dans le respect mutuel de nos mœurs et de nos traditions. Beaucoup reste à faire, certes, mais bien que d'amour vache, force est de constater que nous nous aimons.
commentaires (4)
De la grande éloquence .... qui pose finement, avec beaucoup d'élégance, la question insoluble de la raison d'être de ce pays. Elle consiste en quoi exactement l'ontologie du Liban?
COURBAN Antoine
06 h 54, le 18 novembre 2016