La valse de ses mains démontre l'assurance d'années d'expérience. Le colonel Serbast Sleman démonte une bombe comme d'autres refont leurs lacets. « Ça, c'est le déclencheur, si tu appuies dessus, ça explose », prévient-il en dévissant lentement le petit cylindre de métal. Quatre jours après la libération d'une poignée de villages à l'est de Mossoul, l'officier kurde et ses hommes ont pour mission de désamorcer les bombes artisanales placées par les jihadistes du groupe État islamique (EI) pendant leur occupation.
« L'EI savait que les combattants peshmergas allaient attaquer, assure Serbast Sleman. Ils ont donc piégé les routes menant aux villages. » Des dizaines de drapeaux rouge sang placés pour signaler la présence de mines se détachent sur la prairie aride. Accroupi, le colonel de 43 ans achève sa besogne en quelques minutes seulement. « Il y avait assez d'explosif pour nous tuer tous», explique-t-il calmement en ôtant ses gants noirs.
Voilà vingt ans que ce père de quatre enfants que ses hommes ont surnommé le « Tigre jaune » désamorce des bombes, mais jamais auparavant n'avait-il fait face à des engins explosifs improvisés (IED) d'une telle qualité. « Les techniques de l'EI sont plus avancées que celles d'el-Qaëda », assure le colonel Sleman. « Ils ont des bombes que vous ne pouvez même pas voir. Parfois, tu ouvres une porte et ça explose. Parfois, tu t'assieds sur un canapé et ça explose. Ils piègent même les frigos. Si tu l'ouvres, ça explose, affirme le colonel. Avant, quand je voulais nettoyer une maison, je ne passais pas par la porte d'entrée, mais par la fenêtre. Mais l'EI s'en est rendu compte, donc ils ont commencé à aussi placer des bombes sous les fenêtres. »
Depuis l'avènement en Irak du « califat », les forces irakiennes ont appris à connaître les techniques de fabrication des bombes de l'EI, mais les jihadistes s'adaptent et confectionnent des engins explosifs toujours plus difficiles à désamorcer, et ce dans le but express de tuer des démineurs.
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« C'est du 2016 »
« J'ai perdu beaucoup de mes amis, confie Bashir Mohammad, un soldat de 24 ans. Ils s'occupaient de bombes faciles à déminer mais ils sont quand même morts. En ce moment même, l'un de nos amis est à l'hôpital. Une bombe lui a explosé au visage. » « L'EI change systématiquement sa façon de fabriquer des bombes. Avec certains engins il faut tirer, avec d'autres il faut appuyer. Il y en a aussi avec des câbles, etc., explique Bashir. Mais les bombes que nous avons désamorcées aujourd'hui sont d'un type nouveau. C'est du 2016. La façon dont ils s'approvisionnent a changé. »
Fabriquées à partir de composants peu coûteux et faciles à se procurer, les bombes improvisées sont devenues l'arme de prédilection de l'EI, et l'une des plus létales. Pour la plupart, les composants de ces bombes, comme la pâte d'aluminium, sont des biens commerciaux qui ne sont pas soumis à des licences d'exportation. Leur circulation est donc beaucoup moins réglementée que le transfert d'armes.
D'autres composants, comme les détonateurs, sont soumis à des licences d'exportation, mais sont aussi couramment utilisés dans des activités commerciales, telles que l'exploitation minière, selon l'organisation Conflict Armament Research (CAR), qui, dans un rapport publié en février dernier, a documenté la chaîne d'approvisionnement des matériaux utilisés par l'EI pour fabriquer ses bombes. En tout, CAR a identifié 20 pays différents impliqués dans la chaîne d'approvisionnement de l'EI, la Turquie en tête avec 13 entreprises.
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Routes secondaires
« En termes de production, c'est quasi industriel. Aussi bien en termes de quantité– des milliers et des milliers– qu'en termes de division du travail », estime l'auteur du rapport, un enquêteur de terrain qui souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité. « On l'a vu à Fallouja et à Tikrit : tu peux avoir un atelier qui va seulement faire la mixture explosive, puis un autre qui va juste faire les plaques de pression et ils vont envoyer ça à l'atelier suivant où ils vont connecter tout ça. Puis après, c'est envoyé au front et stocké. Et si à un moment donné ils en ont besoin de dix par exemple, ils peuvent passer commande. » « C'est une arme qui cause beaucoup de dégâts aux infrastructures, qui ralentit les interventions militaires et qui empêche les gens de retourner chez eux », ajoute l'enquêteur. « C'est l'arme de l'insurgé qu'ils ont transformée en espèce d'arme de destruction massive. Pour Mossoul, c'est un problème, car c'est clair qu'ils vont s'en servir comme d'une ligne de défense. »
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Désormais, les regards des forces de la coalition internationale menée par les États-Unis sont rivés sur Mossoul, deuxième plus grande ville d'Irak et aux mains de l'EI depuis l'été 2014. L'offensive est imminente et devrait être lancée depuis Qayyarah, à 60 kilomètres au sud de Mossoul, ainsi que de Khazer, à une quarantaine de kilomètres à l'est.
Il est probable que les routes qui mènent au dernier grand bastion de l'EI en Irak seront truffées de bombes improvisées, mais le colonel Nabil Mohammad, en charge d'un groupe de forces spéciales de l'armée irakienne qui opère dans la plaine de Ninive, dit avoir trouvé une solution : « Ces bombes empêchent l'armée d'avancer, mais nous n'utiliserons pas les routes principales pour marcher sur Mossoul. Nous allons prendre des routes secondaires que nous tracerons nous-mêmes. Ils ne s'attendront pas à ça, leurs bombes improvisées ne nous affecterons donc pas », assure-t-il.
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