C'était un de ces jours de fin d'école où l'on regarde plus volontiers par la fenêtre qu'en direction du tableau. La maîtresse voyait bien les petites jambes s'agiter sous les tables, les crayons se ronger jusqu'à la mine, toute cette énergie bridée, cet effort de volonté herculéen pour un aussi jeune âge. Si elle le pouvait, elle leur aurait déjà donné la clé des champs. Mais le programme est ce qu'il est. Alors, comme pour leur offrir un rêve à rêver dans cette longue attente, elle leur avait demandé de dire, à tour de rôle, le nom du village où ils passeraient l'été. En ce temps-là, le monde arabe tout entier s'accordait à dire : « Heureux celui qui possède un piquet de chèvre au Liban », un espace minuscule, le rayon d'une longe avec une chèvre au bout.
Du haut de leurs six ans, les petits citadins connaissent bien les noms de ces lieux qui abritent « l'autre maison », celle sous les pins. Celle où les cigales emplissent l'air de leur chant obsédant, où les lézards font comme chez eux, où les lucioles scintillent, la nuit, le long des murs de pierre. Et à tour de rôle ils énoncent, les yeux brillants, déjà impatients : Sofar ! Aley ! Bhamdoun ! Broummana ! Baabdate ! Bickfaya !
Seul un petit garçon se lève, bombant le torse. Le nom de son village, il l'a presque crié, croit-il, bien qu'on ne l'ait pas entendu, tant la fierté et l'émotion lui nouaient la gorge. La maîtresse le lui fait répéter. Ce village-là, il est si loin que nul n'en a jamais entendu parler. Ses camarades regardent, stupéfaits, les larmes qui perlent au bord de ses paupières. Il les ravale et se rassoit, embarrassé, mais digne, furieux contre lui-même d'avoir prononcé ce nom, comme s'il ne fallait pas, comme s'il avait divulgué un secret, commis un sacrilège.
Son village à lui n'a rien à voir avec les villégiatures où vont les Beyrouthins. Là-bas, il n'y a pas de lieux élégants, pas de sports chics, pas de gens bien habillés. Ce n'est pas une destination. C'est son village, c'est tout. Là d'où il vient et là où il revient, et reviendra toujours. Il y retrouve ses « pays », ses « autres », ces enfants et ces adultes en qui il se reconnaît. Même son nez, même ses oreilles ressemblent aux leurs. De longues semaines durant, sous le soleil écrasant du matin et dans la fraîcheur cinglante des après-midis noyés dans la brume, il y construit ses propres jouets avec les rebuts du mécanicien et quelques sous de fil de fer, de clous et d'élastiques achetés chez le quincaillier. Il connaît le nom de chaque insecte, chaque herbe folle. Il connaît les rocailles traîtresses qui roulent sous les pieds, coincent les chevilles. Et l'ombre des arbres, un peu plus vaste d'été en été. Et l'odeur du torrent inépuisable. Et les couleurs du crépuscule qui irisent les nuages amassés dans les vallées. Et ce silence épais, ce vrai silence que rien ne trouble, sinon le cri d'un berger regroupant ses bêtes, un carillon lointain sonnant les vêpres, la course furtive d'un lièvre regagnant son terrier. C'est à eux qu'il appartient. À ces gens, à ces ombres, à cette faune.
Aujourd'hui, quand il y pense, il sait pourquoi il a pleuré. Lentement, le ciment a rongé les clairières. Il n'aurait jamais dû révéler ce nom.
Fifi ABOU DIB
LE LIBAN... TOUT LE LIBAN... DANS SES 10452 KM2 ON L,A DANS LE COEUR ! C,EST L,AMOUR MAGNANIME !
22 h 17, le 14 juillet 2016