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Moyen Orient et Monde - Entretien croisé

Débat interne à MSF face à la politique migratoire de l’UE

Des migrants et réfugiés attendent de débarquer d’un bateau de sauvetage de MSF dans le port d’Augusta en Sicile. Antonio Parrinello/Archives Reuters 2015

Trois mois après l'accord UE-Turquie sur les migrants, l'ONG Médecins sans frontières (MSF) a décidé, le 17 juin, de renoncer à tout financement de l'Union européenne et de ses États membres (qui représentent 50 à 60 millions d'euros chaque année) pour dénoncer leur politique migratoire « honteuse ». La décision de l'ONG n'a pourtant pas reçu le soutien unanime de tous ses membres mais a été, au contraire, au centre de débats intenses. Lors d'entretiens accordés à L'Orient-Le Jour, le secrétaire général de MSF, Jérôme Oberreit, et le directeur d'études au Centre de réflexion sur l'action et les savoirs humanitaires (Crash) de MSF, Michaël Neuman, exposent, chacun de son côté, la nature complexe d'un dilemme tant moral que stratégique.

L'OLJ : Pourquoi MSF a-t-elle pris la décision de rejeter les fonds de l'UE suite à l'accord conclu avec la Turquie ?

J.O. : On se retrouve face à l'intensification d'une politique européenne qui cherche à repousser au-delà des frontières européennes les personnes qui ont potentiellement un droit tout à fait légitime à l'asile. Cette politique a également un effet domino qui est en train d'amener à des discussions d'accords au-delà de la Turquie, avec des pays qui eux-mêmes génèrent des réfugiés, comme l'Afghanistan ou la Somalie, dans le but d'empêcher les individus d'aller au-delà des frontières. Et le message qui ressort, c'est qu'on peut acheter la fermeture des frontières (...). On se demande alors si cette politique de dissuasion n'est pas en train de valider deux types de valeurs d'humanité : une pour les Européens et une autre qui ne donne pas le droit à la dignité et à l'assistance.

M.N. : La décision de suspension des financements a été prise en réaction à l'instrumentalisation des financements humanitaires à des fins de contrôle migratoire, mais aussi pour une raison de principe, c'est-à-dire que MSF ne veut pas être associée à la politique européenne qui, depuis plusieurs années, consiste à fermer ses frontières et faire gérer les populations en mouvement par le voisinage (...). L'accord conclu avec la Turquie, qui n'est pas un accord mais une déclaration par voie de presse, poursuit cette politique d'inhospitalité et permet à l'Europe de fuir ses responsabilités. Il trace également la voie à un certain nombre d'autres États du Sud peu désireux d'accueillir des réfugiés. On l'a vu, par exemple, avec la décision du gouvernement kényan de fermer le camp de réfugiés somaliens de Dadaab. Par ailleurs, cet accord contribue à bloquer des dizaines de milliers de migrants sur le sol européen, et en particulier en Grèce.

Est-ce que la décision de MSF ne pourrait pas entraîner des conséquences et compromettre ses activités ?

J.O. : Cette décision a été prise en s'assurant que nos opérations n'allaient pas être impactées directement. Nous allons puiser dans nos fonds de réserve pour pouvoir combler le déficit que va provoquer cette décision. Nous allons chercher de nouvelles façons de récolter des fonds avec un appui de personnes qui non seulement veulent soutenir l'action directe de MSF, mais aussi les principes derrière cette décision.
De façon plus large, évidemment que des fonds sont nécessaires, mais à un moment donné, il faut faire face à une réalité et dire à quel point l'association de nos projets avec une telle politique a un impact inacceptable. Et c'est le cas aujourd'hui.

M.N. : La décision a été prise au terme de débats intenses au sein de l'organisation, dans la mesure où c'est la première fois sans doute dans l'histoire de MSF que des financements publics sont suspendus sur base de la moralité du donateur. Et là, il y a effectivement un problème, pour deux raisons : d'abord, l'instrumentalisation des financements européens n'est pas nouvelle. Elle est même au cœur de la création de l'Office d'aide humanitaire de la Commission européenne (Echo) qui a été mis en place à une époque où les ONG internationales étaient encouragées à travailler dans des camps de réfugiés dans une optique visant à maintenir les gens sur place. La deuxième réserve que j'exprime est que la moralité des donateurs est quelque chose de très compliqué. Aujourd'hui, on continue, par exemple, de recevoir de l'argent du Canada et de Suisse. Mais est-ce que l'on considère vraiment que le traitement que la Suisse réserve aux réfugiés et aux migrants est nettement plus humain que celui de la France ? Est-ce que l'on estime que l'argent canadien est plus propre dès lors que le Canada est un fournisseur d'armements à l'Arabie saoudite, dont on connaît le rôle dans le conflit au Yémen ?
(....) Donc, certes, par son refus de financements européens, MSF s'est affirmée de manière très nette, en rupture avec une politique européenne extrêmement problématique. Pour certains, c'est un geste de résistance. À mon sens, il me semble que cet argent, on en avait aussi besoin, sinon on ne l'aurait pas demandé. Et je crains que finalement on ne finisse par revenir sur cette décision. Cela, l'avenir nous le dira. Mais rien ne doit nous empêcher de continuer à réfléchir à des stratégies pour tenter de bousculer un peu les rapports de force.

(Lire aussi : La question des visas continue de fragiliser l'accord migratoire UE-Turquie)

Depuis sa création, MSF a toujours suivi une politique d'impartialité. On voit pourtant qu'aujourd'hui, elle se positionne face à la politique des gouvernements européens. Quelle est donc pour MSF la frontière entre prise de position et impartialité ?

J.O. : Nous sommes des médecins. On n'est pas là pour faire de la politique, mais on se doit de pouvoir témoigner sur l'impact des politiques qui sont mises en place (...). Pour pouvoir faire notre travail en tant qu'humanitaires, nous devons permettre aux populations de chercher l'asile au-delà de leurs frontières. Évidemment que notre rejet de cette politique est entendu comme un positionnement, mais c'est un positionnement purement basé sur les besoins individuels des gens à qui nous cherchons à porter assistance.

M.N. : Plutôt que l'impartialité, c'est la question de la neutralité qui se pose. La neutralité est un outil d'action destiné à nous protéger en temps de conflit. L'important est que notre action ne bénéficie pas davantage à un camp qu'à un autre. Je vous avoue qu'en France, je me pose assez peu la question de la neutralité. MSF, malgré son envergure aujourd'hui très internationale, est historiquement ancrée en Europe. Cette relation particulière crée des situations dans lesquelles il est plus naturel pour une organisation française de contester la manière avec laquelle la France prend en charge sur son territoire les réfugiés et les migrants. Cette prise de parole est d'ailleurs facilitée par le fait qu'on n'a pas grand-chose à craindre des Européens. Il peut apparaître plus facile, par exemple, de s'en prendre aux politiques européennes que, par exemple, à la prise en charge des réfugiés en Turquie ou au régime syrien.

Proposeriez-vous une autre politique européenne en matière d'asile ?

J.O. : MSF n'est pas là pour développer une politique migratoire, mais pour clairement dire que la politique actuelle n'est pas une politique migratoire. C'est une politique d'externalisation et quelque part de dissuasion.

M.N. : Non, mais je pense que par contre, nos opérations de secours doivent indiquer une alternative. Il y a eu des moments où on a montré des gestes d'hospitalité pour contrer le cynisme et l'inhospitalité des politiques européennes. C'est le cas avec les secours en mer ou la construction d'un « camp humanitaire » dans la petite ville Grande-Synthe dans le nord de la France. Mais je n'ai pas l'ambition de trouver le message qui permette de modifier les rapports de force tels que le référendum britannique les a finalement définis.


Cet article a été modifié le 5 juillet à 19h45.

 

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