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Moyen Orient et Monde - Entretien

Irak : quand le système politique devient la plus grande source d’instabilité pour le pays

Les élites dirigeantes irakiennes ne croient plus à rien et se plaisent à percevoir tous les problèmes et toutes les solutions comme étant foncièrement liés à des ingérences extérieures, explique pour « L'OLJ » Peter Harling.

Des forces de sécurité irakiennes avançant dans la région de Fallouja. Stringer/Reuters

L'Irak sombre : entre les violences liées aux jihadistes de l'État islamique (EI) et celles liées aux différentes milices chiites, d'une part, et la crise politique ainsi que la corruption qui gangrènent le régime, d'autre part, le pays est littéralement en voie de délitement.
Contacté par L'Orient-Le Jour, Peter Harling, ancien directeur à l'International Crisis Group (ICG) du projet Irak, Liban et Syrie, consultant pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, revient sur les causes de la situation actuelle en Irak.

Alors que l'on évoque souvent le rôle du régime syrien dans la genèse de l'État islamique, on parle moins des liens entre le parti Baas irakien et l'EI, notamment le fait que des dirigeants de l'ancien régime laïc sont à l'origine du groupe radical. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
L'État islamique puise dans différents pools de recrues et conjugue une multitude de réseaux. Prenez l'exemple des tribus irakiennes : celles qui ont tout perdu en 2003, suite au renversement du pouvoir lors de l'invasion américaine, sont typiquement rentrées en dissidence par rapport à l'ordre émergent. Elles sont passées par différentes phases de résistance et de répression, jusqu'à rejoindre l'État islamique. Même parmi les tribus sunnites qui n'étaient pas particulièrement proches de l'ancien régime, le « lumpenprolétariat » tribal, largement abandonné par des élites tribales qui s'enrichissent sans redistribuer, a pu être capté par l'EI, jouant d'une sorte de lutte de classes en milieu rural. Pour ce qui est du « Baas », il est essentiellement dépassé sur le plan idéologique, mais les réseaux historiques du parti se sont réorganisés et réinvestis de différentes manières, certains au service du pouvoir actuel, d'autres au sein de l'EI. Cette logique de reconversion partielle s'applique à d'autres structures de l'ancien régime : le clergé sunnite, les services de sécurité, les fedayin Saddam se retrouvent d'un côté ou de l'autre, au gré des trajectoires individuelles, typiquement déterminées par les opportunités qui se sont présentées après 2003. Les personnes les plus marginalisées ont cherché des alternatives. L'État islamique n'est que la dernière en date, et reste vraisemblablement transitoire.
Le régime syrien a certainement contribué à la radicalisation d'une partie de la société syrienne, dans l'incubatoire de ses prisons, et en recourant à des formes de répression inimaginables face au soulèvement. Mais les États-Unis ont fait de même en Irak, entre 2003 et 2007, ainsi que le régime de Nouri el-Maliki entre 2010 et 2014. Cela dit, c'est surtout le vide lié à la déliquescence des structures de pouvoir qui permet à l'État islamique de prospérer. Peu de gens sont convaincus par son modèle. Il s'impose par défaut.


(Lire aussi : Crainte de l'escalade des violences à Bagdad après la mort de deux manifestants)

 

Quelle est la raison de l'échec américain dans la reconstruction d'un nouvel Irak après l'invasion en 2003?
On peut se demander si les grands projets d'ingénierie politique ont encore vocation à réussir aujourd'hui, dans un monde qui a bien changé depuis l'époque coloniale. Toujours est-il que la reconstruction de l'Irak n'a jamais vraiment été à l'agenda des États-Unis. Après le renversement du régime, Washington n'a fait que chercher des façons de se désengager au plus vite. Cette posture velléitaire l'a conduite à multiplier les mesures expédientes : tout a toujours été fait à la hâte, avec des résultats désastreux appelant de nouveaux « correctifs » à n'en plus finir. C'est exactement ce qui est en train de se passer aujourd'hui, du reste : les États-Unis aident le régime irakien à se focaliser uniquement sur la guerre contre l'État islamique, par crainte que des réformes sérieuses ne le fragilisent à quelques mois de la fin du mandat d'Obama, alors que ce sont justement les dysfonctionnements structurels du système politique irakien qui représentent la plus grande source d'instabilité dans le pays.

Comment expliquer aujourd'hui les différentes dynamiques qui alimentent le conflit en Irak ?
Les grilles d'analyse habituelles fonctionnent mal. Les partis rivaux, qui continuent de lutter sur des questions d'allocation de ressources, sont alliés face à toute perspective de réforme du système politique. Les principales communautés irakiennes sont au moins aussi divisées en interne qu'elles ne le sont entre elles. Les Irakiens ordinaires ont presque tout en commun, à part de vieilles rancunes qui font à peine diversion par rapport à leur mépris unanime pour leurs élites. L'Iran et les États-Unis travaillent de concert, tandis que la Turquie et l'Arabie saoudite interfèrent finalement assez peu en comparaison. Il faut donc chercher à proposer de nouveaux cadres de réflexion.
Un parallèle avec le Baas est d'ailleurs éclairant. Les réseaux baassistes des origines étaient constitués d'une petite bourgeoisie provinciale, qui s'est socialisée dans une vie militante et une vision idéologique très structurées, et qui a trouvé dans les institutions créées sous le mandat colonial britannique un véhicule d'ascension sociale. À partir de 2003, l'invasion américaine a permis à une petite bourgeoisie expatriée, issue de la diaspora irakienne, de s'imposer. Il y a deux grandes différences entre ces phénomènes de mobilité sociale. D'une part, les Baassistes étaient relativement unifiés par leur programme, alors que les exilés de retour sont divisés, non pas par de vraies divergences idéologiques, mais par des querelles de personnes, des loyautés étrangères et une soif d'enrichissement insatiable. D'autre part, les Baassistes ont hérité d'un appareil d'État relativement fonctionnel, qu'ils ont développé d'abord puis dilapidé à partir des années 1980. Les élites actuelles, par contraste, siègent dans un pays toujours plus dévasté.


(Pour mémoire : À Bagdad, le sit-in des chiites pauvres contre « les voleurs de l’Irak »)

 

On attribue souvent la responsabilité des violences aux intérêts des puissances étrangères qui interfèrent dans le conflit. Où se trouve la responsabilité des dirigeants irakiens et de la société civile/population ?
Les élites dirigeantes ne croient plus à rien et se plaisent à percevoir tous les problèmes et toutes les solutions comme étant foncièrement liés à des ingérences extérieures. C'est ce qui leur permet de se délester de leurs responsabilités, y compris sur des questions qu'elles pourraient aisément résoudre elles-mêmes. Du coup, rien ne marche, souvent sans raison particulière. Les États-Unis, l'Iran, la Turquie et l'Arabie saoudite ont certes des intérêts et des alliés en Irak, mais aucun ne cherche activement, aujourd'hui, à déstabiliser à proprement parler le pays. S'ils le voulaient, on en serait déjà revenu aux pires moments de la guerre civile. Le problème vient du système politique inextricablement compliqué et fatalement dysfonctionnel dans lequel sont empêtrés les Irakiens, et dont ils ne sauront sortir sans que ces acteurs extérieurs s'alignent pour contraindre les élites à des réformes évidentes – nomination de ministres plus compétents, vote de la loi de décentralisation, etc.

La primauté de l'identité communautaire est l'une des raisons de l'échec de l'État. Non seulement en Irak, mais aussi en Syrie et au Liban. S'ajoute également la revanche d'une communauté sur une autre quand le pouvoir passe de main. Pensez-vous que la solution fédérale pourrait résoudre ce conflit (en Irak et en Syrie) en maintenant les frontières actuelles ?
Il n'y a pas de « solution fédérale » dans un pays historiquement aussi centralisé, où la distribution des ressources naturelles et des infrastructures ne recoupe en rien les lignes du conflit. Il n'y a qu'un « casse-tête fédéral », à savoir une organisation sociopolitique entièrement nouvelle à mettre en œuvre, qui exigerait sans doute davantage encore de bonnes volontés, de négociations, de ressources et de violences qu'il ne serait nécessaire pour faire fonctionner le système actuel. En revanche, l'Irak connaît déjà des formes de décentralisation, qui sont chaotiques plus que réglementées, parce que les élites parasitaires qui dominent à Bagdad se refusent à toute mesure qui verrait décroître leur influence et leur capacité à piller.

 

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L'Irak sombre : entre les violences liées aux jihadistes de l'État islamique (EI) et celles liées aux différentes milices chiites, d'une part, et la crise politique ainsi que la corruption qui gangrènent le régime, d'autre part, le pays est littéralement en voie de délitement.Contacté par L'Orient-Le Jour, Peter Harling, ancien directeur à l'International Crisis Group (ICG) du projet...

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Excellent!

Abdallah Charles

05 h 58, le 07 juin 2016

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  • Excellent!

    Abdallah Charles

    05 h 58, le 07 juin 2016

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