L'Appel de Beyrouth pour une Méditerranée du vivre-ensemble s'adresse à ceux qui, dans la spirale de la haine, continuent de refuser l'extrémisme sous toutes ses formes : les exactions perpétrées au nom de la religion ; les barbaries des États laïcs qui disent combattre le fondamentalisme religieux ; les diktats de groupes en quête de protection ou d'intérêts politiques auprès des dictatures ; et la tentation individuelle, instinctive et facile, ou opportuniste, du repli identitaire. Mais afin que les esprits libres du pourtour méditerranéen ne soient plus des survivances isolées et disparates de démocraties en gestation (ou en perte de repères comme en Occident), l'Appel de Beyrouth doit aboutir à une charte de valeurs communes, fondatrices de nouvelles démocraties plurielles. La ligne directrice en serait la culture du vivre-ensemble. Une culture à laquelle les modérés sont appelés enfin à trouver un support politique, sous forme d'une sommation solennelle de la part des protagonistes arabes et européens pour dépasser la peur de l'autre.
La première réponse à cet appel a eu lieu mercredi dernier lors d'une conférence régionale à l'hôtel Crown Plaza à Hamra, conduisant au lancement hier d'une Charte arabe de la modération – un travail conjoint élaboré par des Palestiniens, des Irakiens, des Tunisiens, des Libanais et des Syriens. Une délégation de l'ambassade de France, emmenée par l'ambassadeur Emmanuel Bonne, a assisté à la conférence en préparation à une rencontre similaire en septembre à Paris. Également présents des acteurs de la société civile, des pôles politiques et religieux, le consul d'Italie, le premier secrétaire près l'ambassade de Bulgarie et le secrétaire de l'ambassade de Russie.
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Condition sine qua non
Parrain de l'initiative, l'ancien député Samir Frangié formule d'entrée de jeu le premier principe d'une démarche des modérés : « Notre unité est une condition sine qua non de l'évolution de notre société. » Ce principe doit servir de « pierre angulaire à une solidarité arabe, et puis euro-arabe, face à la culture de la haine », a-t-il précisé, appelant « non pas à la modération, mais à une culture (radicale) de vie avec l'autre ».
L'unité est comme la diversité, le signe d'une humanité reconnue en l'autre comme en soi. Dans son allocution au nom du groupe de l'Appel de Beyrouth pour une Méditerranée du vivre-ensemble, Hind Darwiche précise que « le pluralisme est la base de l'unité ». L'unité n'est donc pas l'uniformité d'un groupe recroquevillé sur lui-même et monochrome, religieux ou ethnique.
« Nous sommes convaincus que le lien religieux ne saurait jeter les bases d'une unité politique et il ne peut se substituer au lien civil et national », souligne-t-elle.
Il s'en dégage un second principe de base : l'extrémisme n'est pas un acte religieux, pas plus que la modération n'est l'apanage de la laïcité. L'on ne peut combattre un extrême avec un autre. « L'affrontement n'est pas aujourd'hui entre des religions, des cultures et des civilisations, mais il est réellement entre l'extrémisme et la modération : soit on est citoyen, c'est-à-dire individu, dans un pays géré par un État civil... soit on choisit de n'être qu'une particule d'une communauté tribale qui place sa açabiya au-dessus du contrat social et du pacte de vivre-ensemble », affirme Mme Darwiche.
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« Industrie politique de la violence »
Associer l'extrémisme au fondamentalisme religieux serait non seulement limitatif, mais induirait une permissivité criminelle à l'égard du terrorisme d'État, pratiqué sous le couvert de la laïcité. Un point développé par Burhan Ghalioun, ancien président du Conseil national syrien, représenté à la conférence par Alia Mansour. Il appelle à « avoir le courage » de mettre sur un pied d'égalité « le terrorisme d'État et le terrorisme des organisations qui agissent en marge ou de connivence avec le premier ». Il dénonce une « industrie organisée et méthodique de la violence », échafaudée par « des régimes politiques, des États et des appareils sécuritaires ». Il estime que « la diffusion des guerres de nettoyage ethnique et communautaire et de destruction du tissu social et démographique, contraignant des millions d'individus à se déplacer ou à se plier à la logique de la force et de la diabolisation de l'autre (...), notamment en Irak et en Syrie », ne trouve pas ses origines dans l'histoire et la culture des peuples de la région.
Parmi les séquelles d'une violence qui ravage la région, celle d'une dénaturation de cette culture de tolérance, comme le relève en substance Saad Salloum, président de l'association irakienne Massarat, et cofondateur du Conseil irakien pour le dialogue des religions (qui n'a pu toutefois être présent en personne à la conférence). Il met en garde contre « le risque d'une disparition de la pluralité dans la région », avant tout dans les esprits. L'un des signes annonciateurs en serait la généralisation des « stéréotypes et des préjugés, alimentés par des mythes nationaux en résurgence, sciemment entretenus par les pouvoirs politiques ».
Un parallèle se dresse avec le règne du mimétisme communautariste dans un Liban qui avait été pionnier de l'institutionnalisation du vivre-ensemble. Un mimétisme que la rencontre de Saydet el-Jabal tente de circonscrire, en appelant les chrétiens, notamment, à recouvrer leur rôle national, comme le souligne en substance Obad el-Sokhn.
Lors du débat sur le projet de la Charte arabe, plusieurs intervenants appelleront à renoncer une fois pour toutes à l'usage du couple terminologique minorité/majorité, un vocabulaire découlant de la théorie de l'alliance des minorités.
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Leçons du vécu palestinien
Mais il n'est pas aisé de réunir tous les acteurs de la rive Sud de la Méditerranée autour d'une récusation de cette théorie : l'expérience du règne d'al-Nahda en Tunisie – même s'il s'est achevé par son retrait pacifique du pouvoir – conduit à une certaine indulgence des Tunisiens laïcs avec le régime syrien, par exemple. Ce qui n'a pas empêché qu'un pas qualitatif soit franchi mercredi : même si les deux représentants tunisiens (l'avocat Mehdi Abbas, directeur de l'Association tunisienne pour la tolérance et la paix, résidant en Belgique, et Noureddine Hamila, secrétaire général de l'association à Tunis) défendent dans leurs allocutions respectives des valeurs d'ordre général (axées sur la symbolique de la Mare Nostrum, récipient du pluralisme des cultures), leur participation porte un appui tacite à la Charte arabe de la modération.
Parce qu'il est un fait que les États arabes devront tôt ou tard reconnaître : la modération arabe est une condition sine qua non à la résolution du conflit israélo-palestinien, c'est-à-dire à la paix dans la région, souligne Hicham Debsi, directeur du Centre de développement pour les études stratégiques. Lorsqu'à la suite des accords d'Oslo « s'ouvraient pour la première fois les portes de la paix (approuvée alors par 70 % des Palestiniens, selon des statistiques neutres), l'extrémisme a vite fait d'assassiner l'ancien Premier ministre Yitzhak Rabin, et après lui, par des méthodes occultes, Yasser Arafat ».
La résurgence de l'extrémisme palestinien et la chasse aux « adeptes de la compromission arafatiste » seront ultérieurement couplées à une « politique d'éradication de la présence palestinienne dans le monde : la destruction du camp de Nahr el-Bared en 2007, la destruction en cours du camp du Yarmouk... dans les deux cas, à l'instigation du régime syrien. Le camp de Aïn el-Héloué serait actuellement dans le collimateur... », souligne M. Debsi. C'est donc à un double extrémisme, arabe et israélien, que l'engagement palestinien pour la paix fait face. Dans ce contexte de paix confisquée, qui s'est généralisé dans la région, le représentant palestinien de l'Association de la fraternité pour le travail socio-culturel, Hassan Mostafa, appelle enfin à une activation immédiate des mécanismes de la justice internationale.
Pour mémoire
Une délégation de 14 personnalités suggère à Bonne une « Charte pour la Méditerranée du vivre-ensemble »
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Nous sommes notre propre jardin, et nous en sommes le parfait jardinier.
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
02 h 18, le 28 mai 2016