Au sortir de la révolution tunisienne, point de départ de ce qu'on appellera plus tard les printemps arabes, qui conduira à la chute de l'ancien dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, Moncef Marzouki va être le premier président démocratiquement élu (2011-2014). De passage à Florence, pour la Conférence de l'État de l'Union organisée par l'Institut universitaire européen, le 6 mai, l'ancien président tunisien a rappelé que « les musulmans sont les premières victimes du groupe jihadiste État islamique (EI) » et que la « success story » tunisienne propagée par les médias n'est pas totalement juste. Durant son mandat, Moncef Marzouki a dû faire face à la menace terroriste et parvenir à composer avec les différentes forces politiques. Comme il l'a mentionné lors de son intervention portant sur la « religion, la marginalisation et la radicalisation », la situation actuelle en Tunisie est des plus préoccupantes, mettant notamment en exergue le phénomène de corruption qui ne cesse de gangréner le pays. En tant que l'un des acteurs majeurs de ces dernières années, l'ancien président revient, pour L'Orient-Le Jour, sur la situation de la région, cinq ans après le déclenchement des printemps arabes.
Peut-on établir un bilan provisoire de la situation en Tunisie, mais également dans les autres pays arabes, cinq ans après le déclenchement des printemps arabes ?
Il faut bien comprendre qu'actuellement, c'est un processus de destruction, à la fois de régimes qui sont devenus obsolètes, les régimes dictatoriaux, mais également de l'ordre politique ancien arabe, qui était par exemple orienté autour de l'Égypte comme grande puissance régulatrice, ou par la Ligue arabe. Malheureusement, on est également en train d'assister à la destruction des frontières et peut-être à la naissance de nouvelles frontières. C'est donc tout l'ordre ancien qui est en train d'être détruit, dans un cataclysme de violence, comme cela s'est toujours passé dans l'histoire. Ce qu'on appelle les « printemps arabes », que je préfère personnellement comparer à des volcans, est une phase de destruction-reconstruction. La question est : "Qu'est-ce qui va être reconstruit sur ces décombres ?" Nous sommes en train de payer un lourd tribut dans cette phase de destruction mais elle est nécessaire dans la mesure où on ne pouvait plus continuer avec les anciens régimes. C'est un ordre nouveau qui est en train de naître dans la douleur.
Qu'est-ce qui a été déterminant durant cette période ? Est-ce qu'il a manqué des réels leaders, des grandes figures ?
Les grandes nations naissent autour de trois choses fondamentales : Un homme dit "providentiel", des structures fortes et un rêve. À un moment donné, le rêve était l'unité arabe, il y avait Gamal Abdel Nasser, mais il manquait les institutions. Aujourd'hui, nous n'avons ni le grand homme, ni le grand rêve, ni les institutions, donc nous nous trouvons dans une phase de destruction massive. Je pense qu'il va forcément émerger de cela des grandes figures, un rêve quelconque, et probablement, ce que nous appelons la démocratie, c'est-à-dire la volonté de mettre en place des institutions fortes, régies par le droit, régies par l'éthique et non pas régies par la volonté de X ou de Y.
Est-ce le soutien des Occidentaux qui a manqué également ?
Oui, bien sûr. Par exemple, si les révolutions en Europe de l'Est ont réussi c'était parce qu'elles avaient reçu un soutien massif de l'Europe. Nous n'avons pas trouvé ce soutien massif. Je me souviens quand j'étais à la tête de l'État, face à la menace terroriste, les Européens et les Américains ont voulu nous vendre des hélicoptères comme à n'importe qui. Ils ne se sont pas dit "C'est une urgence, il faut les aider." Au niveau économique également, alors que tout le monde savait qu'il y avait urgence, nous n'avons été que très peu aidés. Et pire, quand je vois maintenant par exemple les Français revenir en Égypte pour appuyer Abdel Fattah el-Sissi, alors que c'est exactement la même politique qui a consisté à appuyer Hosni Moubarak, en baragouinant un peu timidement sur les droits de l'homme, mais en réalité en appuyant un dictateur corrompu et brutal. J'ai l'impression que les Européens n'ont rien appris.
Qu'est-ce qui a fait que le monde arabe n'est pas parvenu à réussir sa transition ?
Quand on regarde du côté des Chinois et des Allemands, quand on examine leur histoire, on constate que les premiers ont mis cent ans pour pouvoir réussir leur transition, les seconds plus de vingt ans, entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. Donc on ne peut pas juger la transition arabe en disant qu'elle est ratée. Car ne n'est pas le cas, nous sommes tout simplement en plein processus. Je repense à l'exemple du volcan, qui doit exploser car il y a trop de pressions à l'intérieur et qu'on ne peut rien y faire. Mais une fois qu'il a explosé, il en résulte en général une bonne terre fertile, donc il est tout aussi bien créateur que destructeur, comme le sont ces mouvements aujourd'hui.
Ce qui peut en ressortir devrait être positif, étant donné que la population arabe est extrêmement jeune, et de plus en plus éduquée...
Bien sûr. C'est ce que j'ai appelé la « E-generation » dans mon intervention lors de la conférence sur l'État de l'Union. Le monde arabe de papa c'est fini, c'est lui qui est en train de mourir.
L'une des particularités de la situation en Tunisie est qu'il y a eu un relatif partage du pouvoir entre Ennahda et les forces prorégime. Est-ce qu'on pourrait retrouver cette situation dans un autre pays arabe ?
Il suffit de le vouloir. Nous l'avons voulu, cela ne nous a pas été imposé. Nous avons vécu dans des cultures de l'exclusion de l'autre où l'on croit que le pays ne peut être gouverné que par un chef et pas par un parti. Aujourd'hui, nous sommes dans une société complexe et plurielle, où le pouvoir doit être partagé, négocié, pas sur des bases confessionnelles comme au Liban, mais sur des bases politiques. On doit se mettre d'accord sur des objectifs et des règles de vie communs. Sur la base d'un contrat social, on le négocie ensemble, on le met en place et on l'applique ensemble. Si les Arabes ne rentrent pas dans cette logique, qui est celle des Européens, et s'ils restent dans cette idée du "c'est moi qui gouverne et c'est toi qui est en prison", on n'en sortira jamais. Il faut apprendre à gouverner au centre et exclure les extrêmes qui sont porteurs de violence et de rejet de l'autre.
(Pour mémoire : « La Tunisie aujourd’hui, je dirais qu’elle n’est pas gouvernée du tout »)
Est-ce que votre expérience personnelle en tant que chef de l'État a été difficile à gérer au niveau humain, avec les différentes forces ?
Ma première école a été quand j'ai été président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, dans les années 80. C'était une idée magnifique de la société civile tunisienne, parce que c'est là où j'ai appris à gérer les communistes, les islamistes, les nationalistes arabes... Tout le monde était autour de la même table, et on s'était donné pour mot d'oublier nos différences idéologiques, car nous étions là pour dire non à la torture, non à la violence contre les femmes, etc. Cela nous a appris à composer ensemble. Étant passé par cette école, je n'ai pas eu beaucoup de mal, par la suite, à travailler avec divers groupes politiques. C'est une question d'éducation. Si vous êtes éduqué dans une caserne où vous apprenez à obéir aux ordres ou à en donner, évidemment vous n'avez pas la même attitude que si vous avez été formé dans la société civile.
Selon vous, quel est le bilan provisoire de votre successeur, l'actuel président Béji Caïd Essebsi ?
Il a fait toute sa campagne en faisant croire à son électorat qu'il était anti-Ennahda. Mais on a découvert qu'il lui a menti, parce qu'il était en réalité proche de ce parti. J'ai trouvé ça malhonnête de sa part. Ensuite, il a fait des promesses totalement irréalistes aux gens. J'ai également fait une campagne électorale, mais en connaissant les dossiers, la situation économique et la situation internationale, jamais je n'aurai osé faire des promesses, alors que lui en a fait de totalement ridicules et intenables. Par exemple, il a promis 90 000 postes de travail aux gens, ou qu'il débarrasserait le pays des terroristes, mais il n'y a jamais eu autant d'attaques et de victimes que sous sa présidence. Je pense que son bilan est totalement dérisoire et tout le monde le sait. Pendant un an, je ne me suis pas prononcé à son sujet, afin de le laisser faire, car je sais qu'il faut du temps pour gouverner. Ce ne sont pas les 100 premiers jours, mais les 365 jours qui sont décisifs, mais maintenant je suis obligé de dire que c'est quelqu'un qui a complètement raté son mandat et tous les Tunisiens le savent.
Parlons du conflit israélo-palestinien, grand oublié de ces dernières années. Vous avez été très impliqué en faveur de la Palestine, en participant notamment l'année dernière, le 25 juin 2015, à la Flottille de la Liberté III, prévoyant de briser le blocus de la bande de Gaza. Êtes-vous toujours aussi impliqué?
Bien sûr. Mais de facto, la question palestinienne n'est plus la plus importante. Aujourd'hui, l'urgence se porte vers la question syrienne et le calvaire du peuple syrien. Mais comme le problème palestinien est à l'origine de tous les conflits, une fois qu'on aura réglé les autres problèmes, on y reviendra forcément.
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ZAHABA 3ALA BSAT IL RI7... RA7 IROU7 LIBSAT OU I FADDEL IL RI777777............
17 h 38, le 11 mai 2016