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Moyen Orient et Monde - Égypte / Reportage

« Ah tu es journaliste, c’est bien, tu travailles en immersion, c’est ce que tu cherches, non ? »

Arrestation à bout de bras au Caire pour museler toute contestation et empêcher les manifestations contre le régime de Sissi.

Mohammad el-Shahed/AFP

« Tu es sûr qu'on peut se parler ici ? Tous les murs ont des oreilles, surtout ces jours-ci », souffle Omar, dont la voix est à peine perceptible. « Où que tu ailles, tu risques la même chose, mon pote ! Aucun endroit n'est sûr ! » lui lâche son ami Amr.
Même le petit café el-Nadwa, qui accueille de nombreux révolutionnaires depuis 2011, est devenu un endroit sensible. « Le centre-ville est un guet-apens, les informateurs sont partout. Je ne sais même pas ce qu'on fait là, toi et moi. » Omar est encore secoué. Le jeune homme faisait partie des 43 journalistes arrêtés la veille par les forces de sécurité alors qu'il tentait de couvrir la manifestation organisée par plusieurs groupes d'opposition.

Le mouvement faisait suite au rassemblement de la semaine précédente, qui avait réuni plus de 1 500 personnes, rien qu'au Caire, pour protester contre la rétrocession de deux îles de la mer Rouge à l'Arabie Saoudite plus tôt en avril. Sous le slogan « L'Égypte n'est pas à vendre », les mouvements d'opposition espéraient profiter de la grogne provoquée par la question des îles jusque dans les rangs des partisans du régime pour ranimer la contestation face à la détérioration de la situation économique et des droits fondamentaux. « Sissi nous vend, il n'a rien d'un patriote, observe Amr. Il y a encore quelques jours, ma mère avait son portrait dans le salon, elle l'a arraché », raconte-t-il.


(Lire aussi : « Vous avez pris notre liberté, ne touchez pas à notre haschich ! »)

 

Baltagueyas
Omar évite tout commentaire qui puisse lui attirer des ennuis dans un endroit public. Il s'en tient à quelques hochements de tête et puis lance un « chhhuuut ! » pour faire baisser les décibels de la voix rauque de son ami.
Accrédité par une grosse chaîne de télévision égyptienne plutôt proche du régime, « comme 95 % des médias en Égypte », note Omar, il avait été interdit par son employeur de couvrir la manifestation du 25 avril. « On savait que la police allait arrêter en masse, mais j'ai quand même voulu aller voir », explique-t-il.

Effectivement, le régime égyptien avait déployé un arsenal policier de grande envergure : des forces spéciales lourdement armées, des officiers postés aux points stratégiques, mais aussi des policiers en civil et des baltagueyas, voyous payés par le régime pour casser du manifestant et semer la confusion. « Ils m'ont attrapé dans une rue adjacente du rassemblement, plus de vingt minutes après la dispersion. Un officier a ordonné à ses soldats d'arrêter tout le monde dans la rue. Je pense qu'ils n'ont pas réussi à attraper autant de gens qu'ils voulaient dans la manifestation, alors ils se sont rabattus sur les passants », observe-t-il.
Forcé à monter dans un minibus, il a juste le temps de prévenir Amr avant d'être emmené au commissariat de Doqqi. « On était un groupe d'à peu près 80 », assure-t-il, « puis une nouvelle quarantaine de personnes ont été déposées quelques minutes après nous. Ça n'arrêtait pas d'arriver, des bus entiers... Ils nous ont emmenés sur le toit, mains derrière le dos et nous ont laissés là, assis sous le soleil pendant plus d'une heure en nous insultant. L'un des policiers m'a dit : « Ah tu es journaliste, c'est bien, tu travailles en immersion, c'est ce que tu cherches, non !  »
Après des pressions de son employeur et du syndicat des journalistes, il est relâché alors que plusieurs étrangers s'engouffrent au même moment dans la station de police : des journalistes français, attrapés lors de la dispersion, un peu plus tôt, sur la place Messaha.

Égyptiens ou étrangers, le scénario est le même : confiscation des papiers, des téléphones, interdiction de prévenir un proche ou une ambassade et chargement dans des bus réquisitionnés vers le commissariat le plus proche. « Les journalistes étaient les cibles privilégiées. Ils ne veulent pas d'images, pas de bruit, ils ne veulent pas que ce qui se passe ici se sache, ils essayent d'établir un huis clos », assure Omar.
Le lendemain, Reporters sans frontières s'alarmait de ces arrestations de journalistes en masse dénonçant « un gouvernement (qui) montre qu'il ne distingue pas les journalistes des manifestants, et semble vouloir éloigner les témoins gênants en s'en prenant aux médias ».

(Lire aussi : Consciente de ses tabous, la jeunesse égyptienne se met à en parler)

 

« Je t'en parlais en janvier, souviens-toi... »
Comme en janvier dernier, à l'aube du 5e anniversaire de la révolution, les autorités avaient mis en place d'importants moyens policiers pour empêcher tout rassemblement. Dans les jours qui ont précédé la manifestation du 25 avril, 98 personnes ont été arrêtées lors de raids dans les cafés et les habitations : Égyptiens sans histoire mais aussi leaders présumés de la mobilisation, avocats, journalistes et militants des droits de l'homme ont été interpellés. Quelques jours après le 25 avril, il est toujours difficile d'estimer le nombre d'arrestations effectif lié au rassemblement, mais les avocats bénévoles, dispersés dans différents commissariats du Caire, les estiment à environ 240 personnes.

« On n'a pas accès à eux, on attend là, on ne sait même pas qui est à l'intérieur. On réussit à estimer leur nombre et quelques identités grâce aux témoignages de ceux qui sont relâchés », explique Ramy Ghanem, mobilisé devant le commissariat de Doqqi, où plus de 120 personnes étaient encore détenues plus de 8 heures après leur arrestation. « J'emmerde les avocats ! J'emmerde les manifestants ! » lance un soldat aux familles qui attendent des nouvelles de leurs proches, excédé par les questions insistantes. Devant la station de police, on échange des noms, des photos et des indications vestimentaires pour tenter d'identifier un enfant, un ami ou un collègue.
Amr, Adel, Ahmad et bien d'autres n'ont finalement pas mis un pied dehors. « Quand on a entendu le dispositif mis en place, on savait que c'était un énorme traquenard », assure Adel.

 

(Lire aussi : Face aux critiques, Sissi invoque des "complots diaboliques")

 

« Cette manifestation était différente de celle du 15 avril. C'était annoncé depuis 10 jours, les autorités ont eu le temps de se préparer et de déployer les flics dans le centre et dans les quartiers qui étaient annoncés dans l'appel aux manifs. Les arrestations de nuit qui ont eu lieu entre le jeudi et le lundi ont joué aussi un rôle important. Ça fait partie de leur stratégie et ça marche », assure Mohammad, membre actif du Mouvement du 6 avril qui avait appelé à manifester. « On a été obligés de se rabattre sur des plans B, mais l'information a mal tourné. On avait mis en place un centre d'appel secret pour diffuser l'information, mais à part les activistes chevronnés comme nous, les gens ont eu du mal à suivre les nouvelles indications, tout allait trop vite, ils ont eu peur », assure-t-il, dépité. « Leur niveau de préparation était plus efficace que nos plans et notre enthousiasme. C'est pour ça que la police a pu faire avorter les manifs avant même qu'elles ne commencent. »

« On est à un niveau où le challenge n'était même plus de réussir à se rassembler, mais de sortir dans la rue sans être arrêté », assure Amr qui a réussi à prendre part au mouvement. « On pensait tester notre capacité à mobiliser, mais en fait, on essaye juste de briser le silence. »
Pour le moment, les opposants ont décidé de se mettre en stand-by pour établir des stratégies plus efficaces. « C'est une question de semaines, de mois », assure Mohammad. « C'est le début de quelque chose. Je t'en parlais en janvier, souviens-toi ! », s'enthousiasme Amr. « Il y a deux mois, les gens n'auraient jamais osé critiquer le président en public, aujourd'hui, on sort dans la rue en le qualifiant de traître. C'est juste le début de quelque chose. »

 

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