Ghassan et Nicole (les prénoms ont été changés), un jeune couple, habitent, avec leur bébé, le quartier de Mar Mikhaël (rue d'Arménie, Achrafieh). « Cela fait plusieurs jours que nous suffoquons littéralement, disent-ils. Il est vrai que les odeurs de déchets se répandent dans l'atmosphère depuis juillet, mais là, nous sommes pris à la gorge par les puanteurs. L'air de la capitale devient réellement insalubre. »
Interrogé sur les causes d'une telle intensification des relents, Wilson Rizk, expert en environnement et en géologie, explique à L'Orient-Le Jour que « les déchets plus anciens et en pleine fermentation sont actuellement remués en vue de leur transport, d'où le fait qu'ils dégagent de telles puanteurs ». « Il existe d'autres facteurs à prendre en compte comme le climat et l'humidité, poursuit-il. Sans compter que ces déchets, jetés dans la nature sans tri ni traitement, dégagent des liquides, appelés lixiviat (notamment les déchets organiques) qui se répandent dans les sols, se mélangeant aux eaux usées ou formant des flaques polluées. Or c'est dans ces milieux humides que les moustiques et les mouches pondent et se multiplient, d'où la vague de moustiques particulièrement sévère qui a frappé le pays ces derniers jours. »
Raja Noujaim, militant de la Campagne contre le plan gouvernemental de gestion des déchets, donne sa propre explication du phénomène. « Les puanteurs sont dues à deux causes principales, souligne Raja Noujaim. D'une part, ces énormes monticules sont remués en vue d'être ôtés. Ils libèrent donc un grand nombre de matières emprisonnées jusque-là par la masse. D'autre part, le passage des camions, souvent pas hermétiquement fermés, contribue à répandre les odeurs sur une zone très large. Plusieurs axes sont concernés : la route de Hadeth, d'où les relents parviennent aussi loin que Furn el-Chebbak, la route de l'aéroport allant vers Tayyouné, et jusqu'au secteur du Musée et Badaro, avec un blocage au niveau d'Achrafieh, qui est une colline. Enfin, il y a la route passant par le secteur de Cola, qui répand les odeurs sur l'ensemble du littoral, s'arrêtant au niveau de Verdun-Mazraa (une colline également). Si Achrafieh a souffert des odeurs dernièrement, c'est en raison de la proximité de la Quarantaine. »
Notons dans ce cadre que nous n'avons pas pu contacter Sukleen hier pour obtenir davantage de précisions, mais la société avait indiqué, au cours d'une conférence de presse tenue la semaine dernière, avoir déjà transporté 275 000 tonnes de déchets entassés vers Naamé.
(Pour mémoire : Et voilà qu'une vague de mouches envahit des quartiers de Beyrouth)
Réduire les effets néfastes
Lever les ordures des rues est effectivement une nécessité, mais y aurait-il eu une autre façon de procéder ? Raja Noujaim assure que des solutions ont été proposées aux responsables, comme celle de répandre des produits qui tuent les bactéries, atténuent les odeurs, et éloignent les insectes. « Il existe un produit organique, certifié, fabriqué par un expert libanais qui aurait pu faire l'affaire, pour un coût additionnel de deux ou trois dollars par tonne, mais l'option n'a pas été retenue sous divers prétextes », dit-il.
Wilson Rizk, pour sa part, se dit hostile à la dissémination d'un produit chimique sur les déchets, « parce que ce serait ajouter de la toxicité à ce qui est déjà toxique », dit-il. « Mais il existe des méthodes qui auraient certainement réduit les effets néfastes de cette opération, ajoute-t-il. Ils auraient dû, d'après moi, fermer plus hermétiquement les camions transportant des déchets anciens et jeter régulièrement de la terre, là où les milieux sont particulièrement humides. Il faut notamment assécher les flaques de lixiviat là où elles se trouvent, à l'endroit des dépotoirs sauvages qui s'étaient formés, afin d'éviter la pollution et la prolifération d'insectes. »
Par ailleurs, il faut souligner qu'en réaction à la vague de moustiques, de nombreuses municipalités, dont celles de Beyrouth, de Tripoli et de Saïda, ont effectué des campagnes de pulvérisation de pesticides dans les rues, afin d'endiguer le phénomène. Le bureau de communication du ministre de la Santé Waël Bou Faour a précisé que « l'environnement propice à la prolifération des insectes et la hausse des températures ont favorisé cette vague de moustiques et de mouches, plus grave qu'à l'ordinaire en certaines régions ». Le communiqué du ministère conseille « d'assécher les flaques d'eaux usées et d'utiliser des produits antimoustiques sur la peau ».
(Lire aussi : Dossier spécial : Historique et impact de la crise des déchets)
Week-end de colère à Naamé et Choueifate
Si la puanteur est aussi forte à Beyrouth et dans ses banlieues, que dire des environs de la décharge de Naamé ? À l'appel de « Rassemblements de jeunes de Haret Naamé », des dizaines d'habitants se sont rassemblés sur la place de ce village afin de protester contre les puanteurs insupportables subies par la population des environs de la décharge, rouverte pour deux mois.
Représentant la Campagne civile pour la fermeture de la décharge de Naamé, Chermine Mohammad Mezher a lu un communiqué au nom des habitants, soulignant que « c'est une grande catastrophe d'être gouvernés par des ignorants qui cumulent les conséquences de leur corruption en un projet de mort gratuite dont les victimes sont les fils de leur propre chair ». « Malheureusement, nos régions ont toujours été le maillon faible, soumises à des pressions politiques internes », a-t-elle poursuivi.
Les manifestants ont bloqué la route des camions de Sukleen plusieurs heures, obligeant les autorités concernées et les forces de l'ordre à des pourparlers, qui ont conduit à modifier l'itinéraire des véhicules. Ceux-ci devront éviter l'intérieur du village et emprunter l'autoroute avant de bifurquer au niveau de Damour. Les camions devront aussi être dorénavant munis de bâches.
Du côté de Choueifate, dont le littoral devrait accueillir l'une des deux décharges créées par le gouvernement dans le cadre de son plan de sortie de crise (annoncé en mars), la même colère gronde. Hier, c'est le député Talal Arslane, chef du Parti démocratique libanais, qui a réitéré le rejet de cette décharge par toute la région. Il était reçu par le Premier ministre Tammam Salam, en son domicile à Moussaitbé.
« Nous avons formé une délégation de notables pour exprimer une nouvelle fois, sans ambiguïté aucune, le refus de cette décharge par les habitants de Choueifate et de toutes les forces vives de la ville », a déclaré M. Arslane. Il a beaucoup insisté sur le manque de confiance en l'État, notamment après l'expérience de Naamé, où l'enfouissement devait durer deux ans, avant de s'étaler sur dix-sept ans. « Nous ne démissionnons pas de notre rôle comme acteur dans la solution, et si la décentralisation de la gestion des déchets est adoptée, nous sommes prêts à y participer », a-t-il ajouté.
(Voir aussi, le dossier spécial du Commerce du Levant : La crise des déchets, symbole de la déliquescence de l'État libanais)
Sukleen devant la justice
Un autre développement dans le vaste dossier des déchets ménagers est attendu aujourd'hui : c'est ce matin, en effet, que les représentants de Sukleen et Sukomi, les compagnies chargées par l'État de collecter et de traiter les déchets durant les dix-huit dernières années, seront entendus par le premier juge d'instruction de Beyrouth, Ghassan Oueidate. Outre les représentants des compagnies, ont été convoqués l'ancien ministre Wi'am Wahhab, qui a déposé une plainte contre Sukleen, ainsi que les représentants des municipalités de Ghaylé et de Zakat. Les compagnies comparaissent devant la justice pour gaspillage de fonds publics et non-respect du contrat (notamment au niveau du traitement et des quantités comptabilisées).
Rappelons qu'une plainte avait été également déposée par le député Samy Gemayel, président du parti Kataëb, contre « tous ceux qui sont impliqués dans la corruption au niveau de ce dossier », pointant du doigt à plus d'une occasion non seulement les compagnies, mais le Conseil du développement et de la reconstruction.
Rappelons que le 2 mars dernier, le procureur général financier, le juge Ali Ibrahim, avait engagé des poursuites contre les sociétés Sukleen et Sukomi. Aujourd'hui, des collectifs de la société civile ont été appelés par l'un d'eux, « Nous demandons des comptes », à effectuer un sit-in face au Palais de justice, parallèlement à la séance.
Pour mémoire
Actes citoyens, précautions à prendre : que faire, au niveau individuel, face à la crise des déchets
Mr. Arslane, je n'aurais qu'une seule question a vous poser. Comment, de votre propre aveu, avez-vous accepte que la situation de la decharge de Naame perdure dix-sept ans sans vous y opposer?Si vous etiezconscient des le premier jour que l'entreprise d'enfouissement etait nefaste pour la population, pourquoi avez-vous attendu 6,205 jours jusqu'aujourd'hui pour protester? A votre place, Mr. Arslane, je cesserais de mentionner cette periode durant laquelle l'ignorance et la corruption ont prevalus.Nous sommes tous egalement coupables, vous et vos collegues parlementaires et ministres, nos fonctionnaires et chacun des cinq millions de citoyens qui n'ont pas ose intervenir et continuent d'accepter le million de tonnes de dechets qui ne sont pas toujours tries.Plutoit que de parler, agissons. A propos, quelqu'un trie-t-il les dechets chez vous a la maison en compostables, recyclables et medicaux, Mr. Arslane?
13 h 11, le 11 avril 2016