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Spécial Crise des déchets - Analyse

Crise des déchets : Le goût amer de la « délivrance »

Le dénouement de la crise des déchets, qui passe par la réouverture de la décharge de Naamé et par un plan de remblayage de la mer, pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses.

Un moment longtemps attendu par les Libanais : le démantèlement du mur de la honte...

Les monticules de déchets disparaissent progressivement des rues et, inévitablement, les ordures font moins parler d'elles. Au terme de ces huit mois au cours desquels le dossier des déchets ménagers a défrayé la chronique, le public, fatigué des crises perpétuelles, politiques ou autres, préfère sans nul doute passer à autre chose. Mais est-ce une bonne idée ? Oublier ces huit mois d'odeurs nauséabondes, de fumées toxiques et de peur des maladies pourrait être dangereux. Voici pourquoi.


Un tour d'horizon de la crise des déchets, comme on l'a désignée dès le 17 juillet 2015 – date à laquelle la décharge de Naamé, consacrée à Beyrouth et au Mont-Liban, avait été fermée par le gouvernement (les forces politiques n'en avaient pas facilité la prolongation, pour une fois) –, soulève plusieurs observations qui, considérées dans leur ensemble, font ressortir l'absurdité de la situation :


- La crise des déchets a été enclenchée par la fermeture de la décharge de Naamé ; elle a été réglée grâce, en partie, à la réouverture de celle-ci : on y transporte les ordures empilées depuis huit mois et qui devaient, en tout cas, s'y retrouver au cas où le travail s'était poursuivi sans interruption. Une parenthèse pour rien ?


- La crise avait enflammé la polémique autour de Sukleen et Sukomi, les compagnies chargées depuis dix-huit ans de la collecte et du traitement des déchets de Beyrouth et du Mont-Liban, et dont les responsables doivent être entendus prochainement par la justice sur des soupçons de malversation et de non-respect des contrats. Elle se termine par... un renouvellement du contrat de ces compagnies.


- La crise avait déclenché un vaste débat sur la gestion des décharges (80 % des déchets étaient enfouis à Naamé, ce qui en a fait une bombe à retardement)... Elle se termine par la création de deux autres décharges, non accompagnée de mesures pour imposer ou encourager le tri à domicile, ni de la construction de nouveaux centres de tri. Deux décharges qui, de plus, sont côtières et représentent un risque de pollution de la mer.


- Près de dix-neuf ans après le premier « plan d'urgence » de gestion des déchets, concocté en 1997 par un certain Akram Chehayeb – ministre de l'Agriculture aujourd'hui, de l'Environnement alors – après la fermeture du dépotoir de Bourj Hammoud... c'est ce même site qui accueille l'une des deux décharges aujourd'hui (l'autre étant située sur le littoral de Choueifate).


- La crise avait mis en relief le prix trop élevé du traitement de la tonne de déchets, payé, depuis des années, par le contribuable libanais et des fonds prélevés de l'argent des municipalités : elle se termine par un plan coûteux, au financement nébuleux (aucune précision n'a été apportée ni sur le coût total ni sur le prix par tonne).


- Tout au long de la crise, des points d'interrogation entouraient l'action, opaque s'il en est, d'un organisme étatique, le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), principal acteur du contrat avec Sukleen et Sukomi (depuis 1997), ainsi que de la mise en place des divers plans avortés du gouvernement au cours de ces huit derniers mois. Le CDR n'a apporté aux médias et à l'opinion publique que de très lacunaires réponses aux questions soulevées lors des sombres épisodes de cette crise. Ce fut le cas, à titre d'exemple, de l'annulation des appels d'offres pour charger de nouvelles compagnies de la gestion des déchets de six régions réparties sur tout le Liban (en juillet), ou encore de l'énigmatique épisode de l'exportation des déchets (de décembre à février), qui s'est terminé par des accusations de fraude venues de Russie. Or c'est le CDR qui, une fois de plus, est chargé de gérer les appels d'offres pour l'achat d'incinérateurs devant fonctionner à la fin des quatre ans de ce nouveau « plan d'urgence ».

 

Conflit d'intérêts
Ce schéma d'évolution en cercle fermé que semble avoir suivi cette crise prouve-t-il que, au fond, rien n'a changé dans la gestion de ce dossier, malgré la prise de conscience populaire et la grogne dans la rue, malgré la mobilisation des médias et les révélations multiples liées à la corruption ? Tous les indicateurs (informations, déclarations officielles contradictoires...) montrent que cette crise a été provoquée non pas par simple imprévoyance, non pas en raison de la colère des habitants des environs de Naamé (puisqu'ils n'ont pu empêcher sa réouverture), mais à cause d'un conflit d'intérêts.


Cela fait de cette crise une véritable épée de Damoclès : la population libanaise ne risque-t-elle pas, en effet, de se retrouver noyée de déchets dès que certaines forces politiques voudront faire pression pour obtenir de meilleures parts du gâteau au niveau de la gestion, très rentable, des ordures ? L'actuel plan gouvernemental, pas si différent de celui qui a prévalu pendant dix-huit ans puisqu'il repose principalement sur la création de décharges, pourrait avoir deux issues : soit des prolongations successives comme à Naamé, avec, cette fois, des dégâts certains sur le littoral ; soit la mise en place d'une solution « définitive », centralisée, controversée et coûteuse, qui serait celle de la construction de grands incinérateurs. Ce qui reviendrait à évincer une nouvelle fois les municipalités comme la société civile.

 

Corruption et malaise social
Il est évident que la crise de 2015-2016 n'est pas un cas isolé. Il s'agit de l'épisode le plus dramatique d'une gestion cafouilleuse et mafieuse d'un dossier des plus complexes, comme le prouve l'historique tourmenté de Naamé. Il reste que nous pouvons en tirer de nombreux enseignements.


Une réalité notoire est apparue dans ce cadre : celle de l'existence de liens étroits entre les dossiers dits environnementaux, ou de la vie quotidienne en général, d'une part, et, d'autre part, la corruption politique et financière ainsi que la prédominance des intérêts des partis au détriment de l'intérêt national. Ce que l'opinion publique compte en faire à l'avenir est une autre histoire, mais force est de constater qu'elle a été traitée avec une grande indifférence par les responsables qui donnaient constamment l'impression de miser sur l'essoufflement de cette opinion publique et sur ses craintes liées à la santé pour lui faire accepter les solutions qui leur étaient profitables.


Quoi qu'il en soit, la crise écologique a fait ressortir un malaise social très profond, qui s'est manifesté par deux tableaux radicalement opposés : d'une part, les grandes manifestations qui ont exprimé une grogne populaire généralisée et homogène, et, d'autre part, la tournure qu'ont prise les contestations contre les décharges (refus d'accueillir les déchets d'autres régions d'appartenance confessionnelle différente, etc.).
Sur un autre plan, les dissensions politiques et le conflit d'intérêts semblent avoir fissuré le mur de l'équilibre politico-confessionnel (elles sont apparues dans d'autres cas soulevés récemment, comme l'affaire du blé contaminé). Il n'en demeure pas moins qu'il est difficile d'ouvrir une brèche dans le système en place, et il reste pratiquement impossible de demander des comptes à qui que ce soit, ni dans le cas des échecs ni dans le cas des scandales. Les exemples abondent dans ce sens : si le ministre de l'Environnement Mohammad Machnouk a été écarté du dossier après l'annulation des appels d'offres (premier échec gouvernemental dans le règlement de la crise), il n'a pas pour autant démissionné ; par contre, on a accordé à son collègue de l'Agriculture Akram Chehayeb, qui a pris le relais, plusieurs chances puisqu'il n'a « réussi » à régler la crise qu'au bout du troisième plan et de près de sept mois de travail.
Autre exemple : la compagnie britannique Chinook, qui devait signer un contrat avec l'État libanais pour l'exportation des ordures (qui a tourné court), est sortie impunie – ainsi que le CDR qui traitait avec elle –, malgré trois mois d'atermoiements qui se sont achevés par un scandale avec la partie russe...

 

Improvisations, à défaut d'une vision stratégique
Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette douloureuse expérience de crise : il est surtout évident que les problèmes écologiques dépendent fortement d'un nombre incalculable de facteurs, comme l'efficacité de la justice et de l'application des lois, et qu'ils sont une conséquence de la déliquescence politique à l'ombre d'un système bloqué où on ne peut plus – ou ne veut plus – organiser des élections, ni voter une loi électorale, ni avancer dans un quelconque domaine... jusqu'à ne plus savoir collecter les déchets.


Dans tous les cas, il apparaît clairement désormais qu'il n'existe pas de vision globale et scientifique de ces problèmes, ni une réflexion stratégique, mais une recherche du gain rapide au bénéfice d'une catégorie restreinte. Nous sommes confrontés à des improvisations qui se succèdent, en l'absence de toute culture de dialogue. Tout cela est exacerbé par le manque de confiance du peuple dans ses dirigeants, ce qui a souvent mené à un négativisme (pas d'incinérateurs, pas de décharges, pas d'exportation, etc.). Ce négativisme, à défaut d'être la réelle raison de l'échec des plans gouvernementaux successifs, a servi de prétexte pour l'adoption de plans ne tenant compte d'aucune revendication de la société civile.
Le seul moyen de faire face à l'éternel problème des déchets ménagers (qui n'est certainement pas réglé par la « solution » actuelle) ne serait-il pas d'avoir le souffle de lutter à long terme, de ressusciter un mouvement écologique moribond et, surtout, de ne pas s'endormir durant dix-huit nouvelles années ?

 

 

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Les monticules de déchets disparaissent progressivement des rues et, inévitablement, les ordures font moins parler d'elles. Au terme de ces huit mois au cours desquels le dossier des déchets ménagers a défrayé la chronique, le public, fatigué des crises perpétuelles, politiques ou autres, préfère sans nul doute passer à autre chose. Mais est-ce une bonne idée ? Oublier ces huit mois...

commentaires (3)

Il y a au final ...qu'un traitement temporaire en l'urgence, de la crise des déchets pourris ..que l'on transfert de sites sauvages à d'autres sites temporaires ....mais.., le traitement à longs termes, des ordures ménagères , médicales , industriels ...pour les prochains 10 ans ...où est le programme ...?? au passage, où sont les 50 millions de US Dollars...débloqués pour l'exportation bidon des déchets ...??

M.V.

15 h 53, le 31 mars 2016

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Commentaires (3)

  • Il y a au final ...qu'un traitement temporaire en l'urgence, de la crise des déchets pourris ..que l'on transfert de sites sauvages à d'autres sites temporaires ....mais.., le traitement à longs termes, des ordures ménagères , médicales , industriels ...pour les prochains 10 ans ...où est le programme ...?? au passage, où sont les 50 millions de US Dollars...débloqués pour l'exportation bidon des déchets ...??

    M.V.

    15 h 53, le 31 mars 2016

  • ET LES CHEPTELS DIVERS DE MOUTONS REELIRONT LEURS PANURGES RESPECTIFS DE NOUVEAU... IL FAUT UNE SOCIETE CIVILE SERIEUSE QUI AVANCE DEJA DES NOMS DES MAINTENANT POUR LES PROCHAINES LEGISLATIVES... SI ET QUAND ELLES AURAIENT LIEU... LE RISQUE D,AUTO-PROROGATION PLANE TOUJOURS...

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 27, le 31 mars 2016

  • Tant que nos soi-disant responsables politiques et tous ceux qui "tournent" autour d'eux pour ramasser les bénéfices divers de leur corruption n'auront pas compris qu'ils sont au service de la Nation avec les responsabilités et devoirs que cela implique...nous pouvons toujours rêver d'un avenir normal ! Le mieux serait de tous les renvoyer chez eux et de les remplacer par des personnes capables et honnêtes...mais qui aura le courage de le faire...chez nous ? Irène Saïd

    Irene Said

    10 h 50, le 31 mars 2016

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