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Culture - Théâtre

Parce que la honte, c’est comme la douleur : on ne la ressent qu’une fois

« Les Liaisons dangereuses », roman épistolaire de Choderlos de Laclos, repris et adapté par Joe Kodeih sur les planches du théâtre Gemmayzé*, s'inscrit dans un genre propre à l'acteur-metteur
en scène : le métissage du drame social et de la comédie.

Dans libertinage, il y a d’abord liberté... Photo Maya Alameddine

Raphaël Danceny se glisse d'entre les rideaux et vient susurrer à l'oreille du spectateur le drame dont il a été victime. Drapé dans un rouge flamboyant, il introduit la pièce et donne le ton. Cette couleur qui se glissera d'un corset à une couverture et d'une robe à une étole n'aura de cesse, deux heures durant, d'accompagner les acteurs sur les planches, de suggérer au spectateur la passion dévorante qui les anime. Et qui les tue(ra).
Joe Kodeih remplace les robes à crinoline, les armatures en fer, les corsets à lacets et les chemises à jabot par des pantalons en cuir, des bottines à clous, des chemises béantes, des bustiers Gaultier et de petites robes aux couleurs Lolita. Les lettres deviennent des messages sur des téléphones portables, les mots d'amour des SMS qui résonnent, et pourtant, l'intrusion des robes d'époque, des fume-cigarettes ou des masques de bal replonge le spectateur dans une double confusion, celle d'un XVIIe siècle lost in translation, et celle de ces allers-retours entre deux époques, la leur et la nôtre – à moins, finalement, que cela ne soit la même chose.
Merteuil et Valmont manipulent la langue, jouent avec les mots, dégainent des phrases acerbes et acrimonieuses. Joe Kodeih vacille entre deux langues, le franc-parler libanais et le récit français, et en invente une troisième, moyen de communication qu'il introduit et qui autorise alors le langage des corps : les scènes d'amour, par choix esthétique ou par pudeur, prennent des allures de tango sexy et de danses érotiques.

 

Le mal, l'homme et la société
Et puis vient le moment des révélations. Patricia Smayra donne de l'étoffe à Cécile de Volanges, glorifie le personnage et fait honneur au thème du libertinage. Car dans libertinage (courant de pensée qui revendique une certaine liberté par rapport aux mœurs et à la religion), il y a d'abord liberté, que Patricia/Cécile incarne à merveille. Cette jeune fille rehausse chacune de ses intrusions par une authenticité et une légèreté qui ne cesseront de ravir le spectateur. Loin d'être l'héroïne principale, elle n'en reste pas moins un des personnages à découvrir.
Entre un Valmont qui se livre à Danceny à la manière de Cyrano faisant ses aveux a Roxane dans la pénombre, et une vision moderne à la manière de Marie-Antoinette de Sofia Coppola, entre des personnages adaptés à notre époque à la manière des Capulet et des Montaigu de Baz Luhrmann, et le choix d'introduire des chorégraphies modernes et toujours ce brin d'humour, Joe Kodeih réussit cette transposition d'époque et de genre en conservant l'essentiel.
Rousseau disait que le mal est enraciné non dans l'homme, mais dans la société, et pour Laclos, par la bouche de sa Merteuil, la honte a ceci de commun avec la douleur qu'on ne les ressent qu'une seule fois. Si Joe Kodeih a voulu dépeindre une société en mal de vivre, le choix de cette pièce est judicieux. Quoi de mieux que de parler de liaisons dangereuses dans un milieu où les relations font et défont les hommes et où le danger est le quotidien de chaque citoyen libanais.

*Théâtre Gemmayzé (Collège des Frères). De jeudi à dimanche à 20h30. Billets en vente à la librairie Antoine. Réservations au 76/409109.

 

 

Nous sommes hantés par nos peurs, alors on s'enivre de vice... Photo Maya Alameddine


« Les Liaisons dangereuses, c'est un peu vous, cher L'Orient-Le Jour »

« L'Orient-Le Jour » à Joe Kodeih
Nous vous prions de bien vouloir pardonner notre intrusion nocturne, cette sollicitation à une heure si indue. Voyez, demain soir, nous avons rendez-vous, vous sur les planches et nous sur un siège que nous espérons confortable. Et des questions nous taraudent. Vous avez décidé de déposer sur scène une œuvre transposée sur grand écran pas moins de sept fois par, entre autres, Roger Vadim, Stephen Frears ou Milos Forman ; une œuvre jouée dans les théâtres onze fois, et ce depuis 1834, adaptée a la télévision six fois, sans compter la musique, qui lui a rendu hommage quatre fois.
Alors pourquoi cette pièce, ici (à Beyrouth) et maintenant (en 2016) ? Vous semble-t-elle d'une indiscutable universalité pour pouvoir apporter aux Libanais des réponses à certaines questions qui les hantent ?
Et notamment à ces femmes, cœur et chœur du chef-d'œuvre de Choderlos de Laclos ? Pensez-vous que la société libanaise regorge de Mme de Merteuil, de Cécile de Volanges, de Mme de Rosemonde ou de Mme de Tourvel ?
Impatients nous sommes, cher monsieur Kodeih, de lire vos éclaircissements.
Bien à vous,
De Beyrouth, ce 22 février 2016

 

Joe Kodeih à « L'Orient-Le Jour »
Votre lettre nocturne m'enchante et m'incite à vous répondre dans l'instant, convaincu que je suis de la faiblesse de mon éloquence par rapport à la vôtre.
Pourquoi cette énième adaptation ? Eh bien, pourquoi pas ?
Les Liaisons dangereuses, avec ses anges et ses démons sur un même oreiller, ont poussé les fans de Molière à une sacrée remise en question. Les Liaisons dangereuses, c'est un peu vous, cher L'Orient-Le Jour, vous qui essayez de survivre, envers et contre tout et tous, ; c'est un peu moi, qui essaie de jouer sur cette scène bancale, c'est aussi ce spectateur, essayant de trouver son confort dans des sièges vieillissants, des sièges bondissants, des sièges Koltès, Ionesco ou Gainsbourg...
Qui est Merteuil, qui est Valmont? Je l'aime, je le veux, je ris, je la hais, je jalouse, je m'énerve, je suis fou, je suis folle, je craque, je saigne, je rêve, je meurs, je transcende, je lève puis j'écris... Nous sommes hantés par nos peurs, et l'on s'ennuie, alors on s'enivre de vice, de luxure, de vin, de vertu, de fleurs malsaines, de whatsapp obscènes. C'est la règle du je(u).
Et puis ces femmes, nos femmes, nous, femmes martyres, femmes cobayes, femmes objets, femmes fatales, femmes fontaines : on les désire, toutes, mais elles ne sont qu'une : Tourvel, Volanges et Merteuil, la belle, l'ange et le deuil. Toutes ne sont qu'une, l'image d'une mère infortunée, qui contemple son nouveau-né, par respect ou ignorance, et puis qui met la musique.
Alors, on danse.
De Beyrouth, ce 23 février 2016.

 

« Le vice et l'amour, la haine et le sexe, c'est ce qui nous aide à vivre »


« L'Orient-Le Jour » à Joe Kodeih
La nuit semble propice aux confidences et il nous tarde de vous rapporter ce que vos mots ont chuchoté à nos pupilles ce soir. Mais avant d'entreprendre ce débat philosophique tardif qui commence à teinter nos nuits blanches de rose, nous tenons à relever, monsieur, que notre adorable postérieur s'est vu meurtri et maltraité par une assisse trop rigide, voir même agressive. En espérant qu'à l'avenir nos rencontres se fassent plus confortables, nous vous adressons ce soir quelques interrogations, fruits de l'heure et demie passée en votre agréable et néanmoins drôle compagnie
Les liaisons dangereuses au siècle de M. de Laclos pouvaient être fatales, mener au duel et finir caressées par une faucheuse, une mort physique pour Valmont, une mort inoculée pour la Tourvel, mais aussi, une mort sociale pour Merteuil. Pensez-vous vraiment qu'en ce XXIe siècle, mal d'amour peut encore mener à la mort ? Ou que les gens se soucient encore d'une réputation ternie et dynamitée ?
Bien à vous.
De Beyrouth, ce 24 février 2016.

 

Joe Kodeih à « L'Orient-Le Jour »
Si nos fauteuils en fonte et tapissés de velours ont malmené votre colonne vertébrale, sachez que j'en suis fort marri. Mais parlons plutôt d'amour, de haine, de séduction, de sang et de larmes. Pensez-vous que l'amour appartienne à l'antiquité, à Iseult et Roxanne, et que de nos jours, les cœurs sont plus lourds et les sentiments plus virtuels ? Le vice et l'amour, la haine et le sexe... C'est ce qui aide à survivre, sinon Dali et Becket seraient les seuls maîtres à penser. L'amour est atemporel, la haine aussi. Danceny aujourd'hui aurait eu un Glock à la place de son fleuret, Merteuil un godemichet en guise de confident et Tourvel un portable truffé d'applications de chants lyriques. Dans les pièces de théâtre, les films, les livres, l'amour, la haine et la vengeance sont toujours là, avec leurs masques et leurs couleurs.
Quant à la réputation, de nos jours, avec les réseaux sociaux, presque tout le monde en a une, et elle est plutôt mauvaise pour tout le monde. Mais transgressons les lois, enjambons les tabous. Et n'oublions pas que les mots d'amour lus en cachette, sur whatsapp ou en textos sont les parchemins d'hier. Oui, l'amour existe, il est là, dans un livre d'enfant, dans un sourire... Restons sur scène, les projecteurs s'allument, et Maroun Naccache, le père du théâtre libanais, est assis à mes côtés, sur ce siège en fonte que vous n'aimez pas, mais qui me va bien. Vive le théâtre.
De Beyrouth, ce 25 février 2016.

 

 

Pour mémoire

Joe Kodeih répond au questionnaire de la Seize
« Rima », ou la femme vue par Joe Kodeih !

Raphaël Danceny se glisse d'entre les rideaux et vient susurrer à l'oreille du spectateur le drame dont il a été victime. Drapé dans un rouge flamboyant, il introduit la pièce et donne le ton. Cette couleur qui se glissera d'un corset à une couverture et d'une robe à une étole n'aura de cesse, deux heures durant, d'accompagner les acteurs sur les planches, de suggérer au...

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