On explique souvent les malheurs libanais par les tensions régionales et internationales. C'est ce que le langage politique emprunte à la psychanalyse dans le concept de surdétermination. Le Liban est surdéterminé régionalement. « Petit pays, petits moyens », comme dans l'expression amusée d'un roman de Percy Kemp. Nous sommes convaincus que les « grands », Israël et la Syrie, puis l'Arabie saoudite et l'Iran, et maintenant l'Amérique et la Russie, nous empêchent de tourner rond.
Nous tournons donc en rond, surdéterminés par des fauteurs de trouble cyniques et pervers autrement plus grands que nous. Ça nous laisse bonne conscience pour que les détritus se transforment en crise nationale et pour que la présidence reste vacante pendant deux ans. Les Libanais ayant tendance à se croire au centre du monde, ils se délestent trop aisément sur la surdétermination régionale, attendant la solution de l'au-delà des frontières pour masquer leurs blocages auto-générés. Ils s'aveuglent sur le fait que leur clientélisme régional et international est créé par l'intérieur. Ils ne veulent pas voir l'absurdité de leur responsabilité dans la persistance du blocage présidentiel, sur laquelle se greffent maints autres blocages, de la voierie à l'électricité et du conseil des ministres brinquebalant aux projets de lois qui dorment dans les tiroirs.
Dans sa dimension politique, le blocage de la présidence est facile à comprendre. Les réalignements récents l'ont rendu plus opaque, mais l'équation est simple. Il suffit d'un candidat qui considère le poste comme lui revenant de droit pour bloquer l'élection. Le jeu politique est naturel dans une démocratie et les manœuvres sa seconde nature. Dans un pays fragmenté comme le nôtre, où les partis politiques n'opèrent pas au niveau de l'ensemble de la nation, les factions parlementaires sont nombreuses. Les alliances politiques s'en trouvent naturellement compliquées, mais ce phénomène ne devrait pas amener le genre de blocage persistant tel que nous le vivons depuis deux ans. En troisième république française, à Westminster, en Israël même, cette vacance institutionnelle ne se produit pas. De fait, elle n'existait pas au Liban avant ces dix dernières années.
Dans un système parlementaire qui élit les responsables aux hautes fonctions politiques de l'État, les trois présidences sont tributaires de ce jeu. Or seule la présidence de la République bloque. Pourquoi, contrairement à la présidence de la chambre ou de celle du gouvernement, ce blocage est-il devenu si persistant ?
La réponse ne se trouve pas dans la politique, qu'elle soit domestique ou régionale. Il faut la penser autrement. Le blocage est constitutionnel, qui provient de l'interprétation absurde de la Constitution par le biais d'une transformation du quorum en super-majorité. La majorité décisionnelle est, comme dans tout parlement, celle des députés. C'est celle que nous utilisons pour voter une loi et élire deux des trois présidents. Or nous faisons exception pour le président de la République et considérons qu'il ne peut être élu par moins que les deux tiers de la chambre. La majorité des deux tiers des suffrages par la Chambre des députés, qui est normale dans un premier tour, a été transformée en un quorum des deux tiers qui empêche que le second tour à la majorité n'ait lieu. Il devient alors naturel que la minorité d'un tiers en profite pour empêcher que son candidat ne soit battu. Le tiers des députés n'assiste pas à la séance, ou, s'il y assiste, sort physiquement de l'enceinte parlementaire pour bloquer l'élection à la majorité du second tour que préconise le texte. Il n'y a plus de quorum et l'élection est bloquée. Je ne connais pas d'exemple semblable à l'absurde constitutionnel ailleurs dans le monde.
Nul pays ne peut fonctionner avec ce genre de raisonnement constitutionnel. Non seulement est-il une garantie de blocage permanent au plus haut niveau institutionnel, celui de la présidence de la République, mais il n'est jamais utilisé pour les deux autres présidences, qui se considèrent non moins importantes dans la représentation du pays. Il n'est pas invoqué non plus pour l'adoption d'une loi. On peut imaginer l'étendue du chaos institutionnel dans ces autres registres par la transformation du quorum en majorité dans une lecture constitutionnelle aussi malsaine qu'ubuesque.
Le problème est donc dans cette interprétation contre-nature pour la présidence de la République. On peut noyer le poisson par l'invocation de surdéterminations externes d'ordres divers, mais le blocage et sa solution sont simplement constitutionnels. La solution passe par un déverrouillage de l'élection présidentielle qui permette au jeu politique de se faire sans bloquer le pays des années durant. Dans une lecture simple et saine de la Constitution, il suffit que la moitié du parlement se réunisse pour que la présidence ne soit plus vacante. À ce moment, tous les candidats se prêtent au jeu d'alliances politiques qui donne un vainqueur et un vaincu. On appelle cela démocratie.
Chibli Mallat, avocat et professeur de droit, a enseigné le droit constitutionnel au Liban, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son dernier ouvrage, Philosophy of Nonviolence: Revolution, Constitutionalism, and Justice Beyond the Middle East, est paru à Oxford University Press en 2015.
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Michel Aoun, 83 ans, croit que la Présidence lui revenant de droit (!!!) Quel droit ? Même au Kesrouan où il s'était parachuté, sa liste n'a obtenu que 51,59% des suffrages dont 3,11% de voix chiites aux élections de 2009. Cela ne fait pas de lui un Président de droit.
15 h 39, le 14 février 2016