S'affranchit-on jamais du lieu où on a vu le jour et de là où on a grandi ? Né en Égypte, Youssef Nabil vit depuis près de dix ans entre New York, Miami et Paris, où il est devenu en si peu de temps une sorte d'Aladin de la photographie détournée. Outre les portes ouvertes, la liberté et l'indépendance, il en tire surtout une déterritorialisation féconde: «C'est vrai que je travaille à distance de mon pays, mais c'est fabuleux, parce que c'est autour de lui que s'articule une majeure partie de mon travail.» La collection d'images qu'il a empilées depuis ses débuts tisse une histoire doucement foutraque et baroque, flirtant avec les fantômes de l'âge d'or égyptien, «une obsession» avoue-t-il.
« Un peu superstitieux »
D'ailleurs, ses photos sont comme des bribes d'images arrachées aux limbes des années 50 égyptiennes et on y retrouve l'incarnation même de cette époque avec tout ce qu'elle peut avoir de trouble, élégant, cool, libérateur, ludique par-ci et triste par-là. «Même au niveau de ma technique de travail, je m'inspire de celle des affiches de cinéma égyptien», ajoute Youssef Nabil. «Je commence par tirer mes photos en noir et blanc, puis je les peins à la main». Mais puisqu'il faut bien à un moment ou à un autre décliner une profession, on dira, comme ça, de prime abord, qu'il est artiste, puisqu'il télescope deux disciplines: la photo et la peinture. Sculpteur ne serait pas beaucoup plus hasardeux, car Youssef Nabil modèle son œuvre comme il malaxerait l'argile. Mais inutile, chez ce brun au cheveu ras et au sourire en éventail, de chercher le mode d'emploi. Mieux vaut ramasser les cailloux laissés sur le chemin de celui qui se dit à l'affût «des signes et des aiguillages» et se trouve être «un peu superstitieux».
Comme on saute à l'élastique
Car pour Nabil, «tout est écrit et chacun des événements de ma vie, chacune des contrariétés, m'ont menés là où je devais être». Ici, il fait sans doute allusion à sa rencontre fortuite avec David LaChapelle, qui lui vaudra une collaboration avec le photographe-légende et s'en suivra un poste chez un autre seigneur du papier glacé, Mario Testino. Sauf que le jeune homme revoit sa copie, non pas que ces deux expériences lui aient coupé les ailes, loin de là, mais il aspire à d'autres étiquettes, plus personnelles, dans le sillon d'un style qu'il cultive depuis l'enfance. Il se lance alors dans la photo, comme lui l'entend, comme on saute à l'élastique, comme on s'expédie dans la stratosphère, avec son flair pour seule boussole. Au culot, il contacte ceux et celles qu'il a envie de coucher sous celluloïd, «ceux qui feront partie de ma famille». Qu'ils s'appellent Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Zaha Hadid, Marina Abramovic ou David Lynch, il les habille, les déshabille, les met en scène dans son cocon fantasmé, sans se prendre la tête, avec la sincérité d'un garçon gourmand.
Chimie photographique
La griffe Youssef Nabil commence à prendre forme comme son castelet de curieux personnages surannés, échappés de la poussière d'un cabaret enfumé du Caire. Et bien que sur le papier ses photos veloutées, un peu embuées, se ressemblent toutes, ignifugées contre le temps qui passe, on aurait tort de croquer Youssef Nabil en dynamiteur empli d'une fureur nostalgique. C'est avant tout un novateur, un empirique, un intuitif, qui s'offre à nous en auteur de chimie photographique. Il fusionne les références comme les corps et les sexes. Superpose le mouvement et l'instant figé. Interroge l'identité dans une photographie théâtralisée et peinte main, à la fois empreinte d'érotisme et d'humour. Parfois chargée de fumée noire avec toujours ce penchant pour la plastique d'une Égypte révolue qui ne le quitte pas. Et de confirmer: «Mon but est justement de prendre cette mémoire et l'emmener ailleurs, à travers mon œuvre. C'est une manière de la sauver.»
Trip sous chicha
C'est le cas de sa dernière série, I Saved My Belly Dancer*. Une fois de plus, Nabil surprend. Désoriente. Enchante. Comme si, pour lui, il était à présent question de sauver ces danseuses de ventre, « ce symbole de liberté dans une Égypte qui sombre dans l'extrémisme ». Car son projet presque mystique, constitué d'un film et de 26 photos, est aussi un pamphlet dont il ne cache pas les grosses ficelles. Comme dans un trip sous chicha, on y croise Salma Hayek en Béranger des bellydancers égyptiennes, délivrée d'un monde en lambeaux par un Tahar Rahim sur son cheval (blanc, de surcroît) et emmenée loin, vers d'autres rives, en Occident.
Une question nous vient alors à l'esprit: présenter I Saved My Beller Dancer, immersion solidaire dans la révolution égyptienne, en plein pudding à paillettes européen et américain, n'est-ce pas paradoxal, voire antithétique? Au téléphone, on l'entend rire: «Au contraire, c'est magnifique, c'est un acte symbolique. Un peu comme le fait d'avoir Salma Hayek à bord. Elle représente ce puissant ADN arabe qui a rayonné.» Par contre, nul besoin de lui demander pourquoi Salma Hayek aurait-elle accepté si facilement de travailler avec lui. On connaît la réponse. Si l'on a toujours envie d'entrer dans le champ de Youssef Nabil, c'est parce que ses lieux sont ceux où l'on veut aller. Dans les recoins d'un souvenir qu'on aimerait éterniser...
*Après la clôture de son exposition parisienne à la Galerie Obadia, Youssef Nabil est à l'honneur à Dubaï, où la galerie The Third Line exposera sa série « I Saved My Belly Dancer » entre le 3 février et le 5 mars 2016.
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12 h 21, le 25 janvier 2016