« Comme il n'y a de raison, de principe, d'élévation véritable que dans les principes de liberté, il y a toujours quelque chose de faux, d'étroit et même de ridicule dans les ennemis de ces principes et à quelque hauteur que le sort les place. »
Benjamin Constant
J'ai beaucoup hésité avant de reprendre ma plume pour contribuer à ce supplément. Pour être parfaitement honnête, je ne suis pas vraiment convaincu de la pertinence de ma contribution. Il est en effet particulièrement difficile et délicat pour moi d'exprimer la moindre certitude actuellement concernant le Liban et son avenir. Et pour cause : rien n'a jamais paru aussi incertain. Notre pays semble posséder la faculté de déjouer toutes les prévisions, de déconstruire tous les concepts, d'échapper à, sinon de détruire, toutes les catégories d'analyse. Est-ce pour autant une qualité ? Je ne suis pas près de le penser, dans la mesure où cette particularité ne l'a pas sauvé, jusqu'à présent, de sa chute vertigineuse dans les abysses de la médiocrité et de l'indétermination, alors surtout que les objectifs des États impliqués n'ont atteint ni la netteté ni l'harmonie de nature à faciliter cette tâche.
Le président Fouad Chéhab ne s'y est jamais trompé, lui qui me confia, il y a maintenant plus d'un demi-siècle : « Nous n'avons pas réussi à fonder une nation, tâchons au moins d'édifier un État et des institutions. » Ce n'était pas du scepticisme, mais de la lucidité. Après toutes ces années et ce déluge absurde de violences et de souffrances qui n'en finit pas d'emporter le pays, l'État lui-même paraît condamné, du fait des mouvements incessants des rapports de forces régionaux et internationaux et de l'irresponsabilité et du manque de clairvoyance des hommes qui ont pris en charge, au fil des ans, la chose publique. Condamné à ne demeurer qu'au stade du projet tant de fois promis et reporté sine die, l'État ne se résume quasiment plus aujourd'hui qu'à des institutions paralysées. Aux espoirs tenus de voir le Liban avancer vers l'établissement d'un appareil étatique rationnel et moderne ont succédé les angoisses lancinantes d'un effondrement de l'entité elle-même.
Il ne faut pas se leurrer sur le diagnostic : notre crise est ontologique. Il s'agit d'une crise nationale, et non d'une crise politique institutionnelle, traditionnelle, « classique ». Aussi ne sert-il à rien de traiter les épiphénomènes de la crise. C'est directement au cœur du problème qu'il faut aller, pour en analyser les raisons profondes. Pour cela, il faut aussi avoir le courage de laisser les sentiments de côté et d'étudier le problème froidement, avec rigueur et détachement, sans cette passion instinctive qui continue de peser sur nous comme un anathème, sinon une fatalité. Le mythe est l'ennemi de la vérité, disait Kennedy. Cessons donc de vivre dans la mythologie, de nourrir notre pays, déjà suffisamment divisé, de nouvelles légendes. Faisons face à la réalité avec courage et sens de la mesure.
(Pour aller plus loin, découvrez les mémoires de Fouad Boutros)
Depuis la fondation du Liban moderne, le fossé n'a cessé de s'élargir entre l'État et la nation. Si bien qu'aujourd'hui, ce sont les valeurs de la République, ce corpus symbolique sur lequel le Liban moderne a été édifié et qui faisait plus ou moins encore l'objet d'un consensus national, au demeurant fortement fragilisé, qui sont aujourd'hui plus que jamais remises en question. Pour la première fois, des voix s'élèvent même pour réclamer ouvertement des modifications constitutionnelles et structurelles qui, si elles venaient à se réaliser, viendraient à dénaturer profondément la nature du système démocratique libanais, la formule sur laquelle tient l'édifice national tout entier. C'est ce qui me pousse à dire que le Liban est menacé dans son essence et son âme, dans son identité et sa capacité à continuer d'exister.
Le danger s'exprime aussi dans cette campagne systématique menée contre la liberté d'opinion et d'expression, et qui a mené à des dérives impardonnables, et parfois même irréparables, contre des journalistes et des institutions médiatiques. Fortement embrigadée, la société sous ses formes diverses dérive progressivement, dangereusement : les tabous sautent, le discours politique n'a jamais été aussi risible, l'échelle des valeurs et les mœurs politiques échappent de plus en plus à tout règne moral. Même l'ultime – la seule ? – leçon à tirer de la guerre, celle de ne plus utiliser les armes à l'intérieur à des fins politiques, de renforcer le monopole de la violence légitime et de neutraliser les civils de tout conflit potentiel, semble visiblement avoir été escamotée. Le Liban ne ressemble plus au Liban. La crise d'identité n'aura jamais été aussi profonde.
D'autres signes saillants au niveau de la société paraissent distinctifs d'un profond malaise existentiel : ainsi certains glorifient-ils la vertu verbalement, au moment même où ils pratiquent d'une manière éhontée le mensonge, la manipulation, le vice et le cynisme dans la vie publique. La démagogie connaît des heures de gloire. Le dégoût n'a jamais été aussi profondément ressenti au sein de l'opinion publique : c'est que l'atteinte à l'intelligence du citoyen n'a jamais été aussi forte. Le slogan, grand ennemi de la réflexion, n'a jamais aussi bien fonctionné.
Si le peu d'illusions que je possédais encore concernant ce pays ont quasiment disparu avec le temps, je n'ai cependant pas perdu ma faculté de m'indigner. Je pense ainsi qu'il est toujours nécessaire de flétrir la bêtise, la banalisation de la violence, de la corruption, de la servilité et des abandons de souveraineté.
C'est probablement au niveau du concept de citoyenneté que peut résider aujourd'hui l'essence de la solution aux problèmes. Car il convient de rappeler qu'il existe un lien intrinsèque entre la citoyenneté et la foi dans la convivialité dans le cadre d'un État démocratique uni, indépendant et souverain, qui serait fondé sur la règle de droit et ne dépendrait pas de l'humeur du gouvernant et de sa volonté arbitraire. Un lien comme celui de la citoyenneté, s'il est solide et transparent, aurait le dessus sur tout autre lien comme la communauté ou la famille. Identifier l'État à une communauté ou à un quelconque groupement, mesurer l'allégeance à la patrie en fonction du sectarisme ou du fondamentalisme confessionnel sont l'expression d'une mentalité rétrograde qui ne saurait faire bon ménage avec l'objectif recherché : l'intangible État. Mais, paradoxalement, détruire le très imparfait système confessionnel pour les besoins d'une IIIe République improbable motivée par d'étroits enjeux de pouvoir, et placer le Liban sous la menace de la loi du nombre, c'est porter le coup fatal à tout ce qui reste de la République. Le testament du très regretté imam Chamseddine devrait en faire réfléchir plus d'un à cet égard.
Je veux quand même continuer à croire, mais sans trop d'illusions, que l'élite de demain, plus lucide, plus raisonnable, plus consciente des limites et des carences de l'entreprise, peut encore prendre l'initiative de construire l'État et de permettre au citoyen de s'émanciper dans un climat démocratique. Une remarque, dans ce cadre : les analystes politiques jouent un rôle fondamental au sein du système démocratique. C'est en effet à eux d'éveiller la société, de la former, de la maintenir en alerte et de la responsabiliser. C'est aussi à eux d'orienter les gouvernants lesquels doivent en retour être conscients et responsables – avec une juste balance, sans trop les honnir, ni trop les servir.
Le néant n'est pas une fatalité. L'histoire nous apprend qu'aucun processus n'est irréversible. L'espoir est toujours permis, à condition de réagir avec intelligence et sincérité.
Le courage, la vitalité, la foi, l'attachement à sa terre, et surtout, une aspiration peu commune à la liberté, ne sont-ils pas les éléments de cette culture de résilience qui permet au peuple libanais de survivre depuis presque un demi-siècle dans la crise permanente et d'en espérer la solution ?
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J'ai beaucoup hésité avant de reprendre ma plume pour contribuer à ce supplément. Pour être parfaitement honnête, je ne suis pas vraiment convaincu de la pertinence de ma contribution. Il est en effet particulièrement difficile et délicat pour moi d'exprimer la moindre certitude actuellement concernant le Liban et son avenir. Et pour cause : rien n'a jamais paru aussi incertain. Notre pays semble posséder la faculté de déjouer toutes les prévisions, de déconstruire tous les concepts, d'échapper à, sinon de détruire, toutes les catégories...
Bonsoir OLj. Bravo de publier cet article. Vous devriez le publier tous les jours, que tous les citoyens et leurs familles le lise tous les matins au lever du lit et chaque jours de Dieu fait - et ce jusqu'a amelioration. Vous pourriez meme le placarder dans toutes les rues dans tous les quartiers et encore plus le lire dans les ecoles ,!!!!! Oui tous les jours - a haute dose svp .
21 h 39, le 12 janvier 2016