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Liban - Hommage

Le néant n’est pas une fatalité

En hommage à Fouad Boutros, nous avons choisi de publier la dernière contribution de cet ami indéfectible de « L'Orient-Le Jour » dans les colonnes du journal, publiée en tant qu'éditorial dans le cadre du supplément politique annuel de « L'OLJ » paru le 29 mai 2009 sous le titre « Résistance culturelle ». Plus qu'une simple opinion, il s'agit d'une leçon de philosophie politique qui reste tout à fait d'actualité, puisque les questions qui y sont abordées sont encore les mêmes en 2016, et se posent avec encore plus d'acuité. Le témoignage de Fouad Boutros avait déjà à l'époque – et a encore plus maintenant, c'est le moins qu'on puisse dire – des échos d'éternité.

« Comme il n'y a de raison, de principe, d'élévation véritable que dans les principes de liberté, il y a toujours quelque chose de faux, d'étroit et même de ridicule dans les ennemis de ces principes et à quelque hauteur que le sort les place. »
Benjamin Constant

 

J'ai beaucoup hésité avant de reprendre ma plume pour contribuer à ce supplément. Pour être parfaitement honnête, je ne suis pas vraiment convaincu de la pertinence de ma contribution. Il est en effet particulièrement difficile et délicat pour moi d'exprimer la moindre certitude actuellement concernant le Liban et son avenir. Et pour cause : rien n'a jamais paru aussi incertain. Notre pays semble posséder la faculté de déjouer toutes les prévisions, de déconstruire tous les concepts, d'échapper à, sinon de détruire, toutes les catégories d'analyse. Est-ce pour autant une qualité ? Je ne suis pas près de le penser, dans la mesure où cette particularité ne l'a pas sauvé, jusqu'à présent, de sa chute vertigineuse dans les abysses de la médiocrité et de l'indétermination, alors surtout que les objectifs des États impliqués n'ont atteint ni la netteté ni l'harmonie de nature à faciliter cette tâche.

Le président Fouad Chéhab ne s'y est jamais trompé, lui qui me confia, il y a maintenant plus d'un demi-siècle : « Nous n'avons pas réussi à fonder une nation, tâchons au moins d'édifier un État et des institutions. » Ce n'était pas du scepticisme, mais de la lucidité. Après toutes ces années et ce déluge absurde de violences et de souffrances qui n'en finit pas d'emporter le pays, l'État lui-même paraît condamné, du fait des mouvements incessants des rapports de forces régionaux et internationaux et de l'irresponsabilité et du manque de clairvoyance des hommes qui ont pris en charge, au fil des ans, la chose publique. Condamné à ne demeurer qu'au stade du projet tant de fois promis et reporté sine die, l'État ne se résume quasiment plus aujourd'hui qu'à des institutions paralysées. Aux espoirs tenus de voir le Liban avancer vers l'établissement d'un appareil étatique rationnel et moderne ont succédé les angoisses lancinantes d'un effondrement de l'entité elle-même.

Il ne faut pas se leurrer sur le diagnostic : notre crise est ontologique. Il s'agit d'une crise nationale, et non d'une crise politique institutionnelle, traditionnelle, « classique ». Aussi ne sert-il à rien de traiter les épiphénomènes de la crise. C'est directement au cœur du problème qu'il faut aller, pour en analyser les raisons profondes. Pour cela, il faut aussi avoir le courage de laisser les sentiments de côté et d'étudier le problème froidement, avec rigueur et détachement, sans cette passion instinctive qui continue de peser sur nous comme un anathème, sinon une fatalité. Le mythe est l'ennemi de la vérité, disait Kennedy. Cessons donc de vivre dans la mythologie, de nourrir notre pays, déjà suffisamment divisé, de nouvelles légendes. Faisons face à la réalité avec courage et sens de la mesure.

 

(Pour aller plus loin, découvrez les mémoires de Fouad Boutros)


Depuis la fondation du Liban moderne, le fossé n'a cessé de s'élargir entre l'État et la nation. Si bien qu'aujourd'hui, ce sont les valeurs de la République, ce corpus symbolique sur lequel le Liban moderne a été édifié et qui faisait plus ou moins encore l'objet d'un consensus national, au demeurant fortement fragilisé, qui sont aujourd'hui plus que jamais remises en question. Pour la première fois, des voix s'élèvent même pour réclamer ouvertement des modifications constitutionnelles et structurelles qui, si elles venaient à se réaliser, viendraient à dénaturer profondément la nature du système démocratique libanais, la formule sur laquelle tient l'édifice national tout entier. C'est ce qui me pousse à dire que le Liban est menacé dans son essence et son âme, dans son identité et sa capacité à continuer d'exister.

Le danger s'exprime aussi dans cette campagne systématique menée contre la liberté d'opinion et d'expression, et qui a mené à des dérives impardonnables, et parfois même irréparables, contre des journalistes et des institutions médiatiques. Fortement embrigadée, la société sous ses formes diverses dérive progressivement, dangereusement : les tabous sautent, le discours politique n'a jamais été aussi risible, l'échelle des valeurs et les mœurs politiques échappent de plus en plus à tout règne moral. Même l'ultime – la seule ? – leçon à tirer de la guerre, celle de ne plus utiliser les armes à l'intérieur à des fins politiques, de renforcer le monopole de la violence légitime et de neutraliser les civils de tout conflit potentiel, semble visiblement avoir été escamotée. Le Liban ne ressemble plus au Liban. La crise d'identité n'aura jamais été aussi profonde.

D'autres signes saillants au niveau de la société paraissent distinctifs d'un profond malaise existentiel : ainsi certains glorifient-ils la vertu verbalement, au moment même où ils pratiquent d'une manière éhontée le mensonge, la manipulation, le vice et le cynisme dans la vie publique. La démagogie connaît des heures de gloire. Le dégoût n'a jamais été aussi profondément ressenti au sein de l'opinion publique : c'est que l'atteinte à l'intelligence du citoyen n'a jamais été aussi forte. Le slogan, grand ennemi de la réflexion, n'a jamais aussi bien fonctionné.
Si le peu d'illusions que je possédais encore concernant ce pays ont quasiment disparu avec le temps, je n'ai cependant pas perdu ma faculté de m'indigner. Je pense ainsi qu'il est toujours nécessaire de flétrir la bêtise, la banalisation de la violence, de la corruption, de la servilité et des abandons de souveraineté.

C'est probablement au niveau du concept de citoyenneté que peut résider aujourd'hui l'essence de la solution aux problèmes. Car il convient de rappeler qu'il existe un lien intrinsèque entre la citoyenneté et la foi dans la convivialité dans le cadre d'un État démocratique uni, indépendant et souverain, qui serait fondé sur la règle de droit et ne dépendrait pas de l'humeur du gouvernant et de sa volonté arbitraire. Un lien comme celui de la citoyenneté, s'il est solide et transparent, aurait le dessus sur tout autre lien comme la communauté ou la famille. Identifier l'État à une communauté ou à un quelconque groupement, mesurer l'allégeance à la patrie en fonction du sectarisme ou du fondamentalisme confessionnel sont l'expression d'une mentalité rétrograde qui ne saurait faire bon ménage avec l'objectif recherché : l'intangible État. Mais, paradoxalement, détruire le très imparfait système confessionnel pour les besoins d'une IIIe République improbable motivée par d'étroits enjeux de pouvoir, et placer le Liban sous la menace de la loi du nombre, c'est porter le coup fatal à tout ce qui reste de la République. Le testament du très regretté imam Chamseddine devrait en faire réfléchir plus d'un à cet égard.

Je veux quand même continuer à croire, mais sans trop d'illusions, que l'élite de demain, plus lucide, plus raisonnable, plus consciente des limites et des carences de l'entreprise, peut encore prendre l'initiative de construire l'État et de permettre au citoyen de s'émanciper dans un climat démocratique. Une remarque, dans ce cadre : les analystes politiques jouent un rôle fondamental au sein du système démocratique. C'est en effet à eux d'éveiller la société, de la former, de la maintenir en alerte et de la responsabiliser. C'est aussi à eux d'orienter les gouvernants lesquels doivent en retour être conscients et responsables – avec une juste balance, sans trop les honnir, ni trop les servir.

Le néant n'est pas une fatalité. L'histoire nous apprend qu'aucun processus n'est irréversible. L'espoir est toujours permis, à condition de réagir avec intelligence et sincérité.
Le courage, la vitalité, la foi, l'attachement à sa terre, et surtout, une aspiration peu commune à la liberté, ne sont-ils pas les éléments de cette culture de résilience qui permet au peuple libanais de survivre depuis presque un demi-siècle dans la crise permanente et d'en espérer la solution ?

 

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« Comme il n'y a de raison, de principe, d'élévation véritable que dans les principes de liberté, il y a toujours quelque chose de faux, d'étroit et même de ridicule dans les ennemis de ces principes et à quelque hauteur que le sort les place. »Benjamin Constant
 
J'ai beaucoup hésité avant de reprendre ma plume pour contribuer à ce supplément. Pour être parfaitement honnête, je ne suis pas vraiment convaincu de la pertinence de ma contribution. Il est en effet particulièrement difficile et délicat pour moi d'exprimer la moindre certitude actuellement concernant le Liban et son avenir. Et pour cause : rien n'a jamais paru aussi incertain. Notre pays semble posséder la faculté de déjouer toutes les prévisions, de déconstruire tous les concepts, d'échapper à, sinon de détruire, toutes les catégories...
commentaires (5)

Bonsoir OLj. Bravo de publier cet article. Vous devriez le publier tous les jours, que tous les citoyens et leurs familles le lise tous les matins au lever du lit et chaque jours de Dieu fait - et ce jusqu'a amelioration. Vous pourriez meme le placarder dans toutes les rues dans tous les quartiers et encore plus le lire dans les ecoles ,!!!!! Oui tous les jours - a haute dose svp .

Kelotamam

21 h 39, le 12 janvier 2016

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Commentaires (5)

  • Bonsoir OLj. Bravo de publier cet article. Vous devriez le publier tous les jours, que tous les citoyens et leurs familles le lise tous les matins au lever du lit et chaque jours de Dieu fait - et ce jusqu'a amelioration. Vous pourriez meme le placarder dans toutes les rues dans tous les quartiers et encore plus le lire dans les ecoles ,!!!!! Oui tous les jours - a haute dose svp .

    Kelotamam

    21 h 39, le 12 janvier 2016

  • L'ESPOIR EST TOUJOURS PERMIS À CONDITION DE RÉAGIR AVEC INTELLIGENCE ET SINCÉRITÉ AVAIT ÉCRIT FEU FOUAD BOUTROS... CES DEUX QUALITÉS MANQUENT ÉNORMÉMENT SINON FONT DÉFAUT DANS NOTRE SOCIÉTÉ... ET SURTOUT COMPLÈTEMENT DANS UNE DE SES PARTIES... ET LE PIRE IL MANQUE À CERTAINS LE SENS ET LE SENTIMENT DE L'APPARTENANCE NATIONALE... SI LE NÉANT N'EST PAS LA FATALITÉ... LA FATALITÉ C'EST LE NÉANT !!!

    LA LIBRE EXPRESSION. LA PATRIE EN PERIL.

    11 h 31, le 12 janvier 2016

  • La pérennité du "Chéhabisme" avait pour condition nécessaire le développement du Modernisme économique, social et politique ; non traditionnel et absolument non campagnard ! La société libanaise jusqu’en 70 était devenue plus évoluée au point de vue économique et social que le reste du Monde Arabe, et c’est pour cela qu’est parti d’elle plus tard l’étincelle de toutes ces récentes printanières ! Mais les faits ont prouvé que ce n'était plus ce Modernisme qui régna effectivement sur le Liban, après 30 années de domination du système sécuritaire siamois Syro-libanais rétrograde. Le Développement ne pouvait régner que là où l'économie moderne et évoluée avait modelé à sa manière tous les rapports sociaux, et ce Modernisme ne pouvait garder ce pouvoir que là où il pouvait continuer à investir tous les rouages de la société tant au niveau politique, économique que social ! Or, la société libanaise est devenue noyautée et parasitée par ce système de vagabondage spéculatif non productif assuré par les vagabonds spéculateurs Syro- libanais, "dignes" héritiers de ce Système Sécuritaire ante ! Si ce "Chéhabisme" posséda à cette époque-là une certaine influence qui l'incita à pousser son assaut Moderniste dans certaines régions nanties au delà de ses moyens, par contre dans le reste du pays, celle-ci était seulement concentrée en quelques minuscules points disséminés où elle disparaissait complètement sous le poids du traditionalisme tout alentour !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    06 h 14, le 12 janvier 2016

  • Un "Chéhabisme" nouvelle mouture réellement efficace contre ce système archaïque sera très difficile a accomplir et sera lui aussi un fait partiel qui, surtout après la disparition des gens style Chéhab, Boutros et Cie., pourra d'autant moins fournir un contenu National et Global à cet authentique New modernisme que la lutte contre ce Système inférieur et parasitaire ante sera toujours dissimulée par ce soi-disant "Libanisme" bon enfant à bouche ouverte regroupant sous sa trompeuse bienveillance les différentes couches de cette société sans aucune différenciation d’intérêts ; dans une fraternisation et une fraternité à deux trouées piastres tout à fait puériles et pathétiquement béates…. Ainsi s'explique-t-on aisément que cet ex-Chéhabisme, du fait de ce "maléfique libanisme", ait cherché à faire triompher son intérêt ; indifféremment ; à côté de n’importe quelle frange de cette société bête et rétrograde, au lieu de le revendiquer comme l'intérêt unique de la société moderne qu’il préconisait. Et qu'inévitablement son drapeau moderniste fut abaissé devant ce confessionnalisme satané !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    06 h 13, le 12 janvier 2016

  • Un "Chéhabisme Nouveau" ne pourra faire un seul pas en avant, ni toucher à un seul cheveu de ce Système rétrograde, avant que la Masse de la nation placée entre lui et ce Système ; à savoir la Campagne ; ait été contrainte par la marche forcée de l’inévitable évolution à se rallier aux autres catégories plus évoluées de la société et surtout à une nouvelle "Avant-Garde Chéhabiste" ! Et c’est de là que provient l’illusoire contradiction, car c'est seulement par la non-élection depuis lors d’un président issu de ses propres rangs, et par cette effroyable défaite symbolisée par l’élection de ce Frangiéh senior au lieu d’un Elias Sarkis en 70, que le "New Chéhabisme" pourra inéluctablement racheter son indéniable prochaine victoire ! Mais, que Fouad Boutros soit rassuré, "les saletés devront inévitablement finir par balayer dans et devant la porte de leur niche ; bien la laver et bien la récurer." ! "C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser !".

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    06 h 12, le 12 janvier 2016

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