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Le monde en 2015

Au Moyen-Orient, un « Game of Thrones » bien réel

En proie à de nombreuses crises et déstabilisé par la montée en puissance des mouvements jihadistes, le Moyen-Orient est surtout l'arène d'une lutte impitoyable entre les candidats à l'hégémonie régionale.

Une frappe aérienne sur Douma, banlieue rebelle de Damas, le 5 février 2015. AFP / Abd Doumany

En 2015, le Moyen-Orient a bien mérité son titre de cœur géopolitique du monde. La plupart des grands événements de l’année ont un lien direct avec cette région : les attentats de Charlie Hebdo à Paris, la chute des prix du pétrole,  la guerre au Yémen, l’accord sur le nucléaire iranien, la crise des réfugiés, le réveil du conflit kurdo-turc, l’intervention russe en Syrie, la révolution palestinienne des couteaux, le crash de l’avion russe dans le Sinaï, les attentats dans la capitale française le 13 novembre et la crise diplomatique entre Moscou et Ankara. Non seulement le chaos a gagné du terrain dans la région, mais il a produit de nouvelles crises, d’une ampleur inégalée sur le plan international. 
Le Moyen-Orient vit une période comparable à celle qui avait suivi l’effondrement de l’Empire ottoman.  Une période d’accélération de l’histoire, amorcée par le printemps arabe, où la région se trouve entre deux phases : celle de l’émiettement et celle de la recomposition. Les zones de crise se multiplient, les frontières coloniales sont remises en question, les États sont en faillite ou en recomposition, les organisations para-étatiques gagnent en puissance et en légitimité, les tensions ethniques et communautaires atteignent leur apogée, les  anciens régimes essayent de résister et les nouveaux tardent à apparaître.  

L’année 2015 aura été particulière pour cette région du monde en ce qu’elle aura marqué la fin de la décennie dorée de la Turquie, le retour en force de la Russie dans cette zone, la réintégration de l’Iran dans le concert des nations, le deuxième acte de la guerre globale contre le terrorisme et la recrudescence du conflit opposant les deux théocraties du Golfe, l’Iran et l’Arabie saoudite, polarisant ainsi sunnites et chiites dans toute la région. Des dossiers intimement liés qui font de cet espace qui va de la Turquie jusqu’à l’Afghanistan un grand échiquier géant où aucun joueur n’apparaît désormais capable de prendre définitivement l’avantage. Tous semblent, au contraire, naviguer à vue dans ce marasme qui ne cesse de s’étendre et favorisent ainsi la propagation du virus jihadiste qu’ils prétendent combattre.

Les biceps saoudiens

Le relatif retrait américain donne lieu à une énième compétition entre puissances moyennes pour l’hégémonie régionale. L’Arabie saoudite, l’Iran, la Turquie, chapeautées par la Russie elle-même dans le coup, se disputent le titre, tandis que l’Égypte se place en outsider.

L’Arabie saoudite, fer de lance de la contre-révolution, a vu son équilibre bouleversé par l’enchaînement des événements. Réputé pour sa prudence et son esprit conservateur, le royaume wahhabite a décidé de passer à l’offensive en 2015 pour contrer son rival iranien. La mort du roi Abdallah et l’arrivée au pouvoir du roi Salmane et de son fils, Mohammad ben Salmane, ont accéléré ce  changement de cap, déjà visible au moment de l’intervention à Bahreïn en 2011. C’est dans ce qu’il considère être son arrière-cour, le Yémen, que Riyad a décidé de montrer ses biceps en prenant la tête d’une coalition de pays sunnites pour stopper la progression des rebelles houthis, jugés proches de Téhéran. Mais la volonté d’unir le clan sunnite s’est une nouvelle fois heurtée aux divergences d’intérêts entre chacun de ces acteurs, notamment Riyad, Doha, Le Caire et Ankara. Sur le terrain, les frappes de la coalition et l’envoi de contingents au sol ont permis d’empêcher les houthis de contrôler le détroit de Bab el-Mandeb, par lequel transitent près de trois millions de barils de brut par jour, mais ne suffisent pas à les chasser de  Sanaa. Le bilan militaire apparaît plus que mitigé en comparaison avec le bilan humain. Le Yémen est totalement détruit, en témoigne cette déclaration du directeur de la Croix-Rouge internationale (CICR) Peter Maurer, en août dernier : « En cinq mois (de guerre), le Yémen a été réduit à l'état de la Syrie après cinq ans. »

En 2015, l’Arabie saoudite a dû puiser dans ses réserves de devises pour compenser le coût de la guerre au Yémen, mais surtout la baisse des prix du pétrole, pourtant souhaitée par Riyad pour casser la production américaine et pour affaiblir ses concurrents russes et iraniens. Ciblé par des attaques terroristes sur son sol, le royaume wahhabite pâtit pourtant d’une image de plus en plus négative auprès des opinions publiques occidentales qui l’accusent d’avoir favorisé la montée en puissance de l’État islamique (EI). Toutes ces évolutions déstabilisent un royaume qui se trouve coincé entre sa volonté de contrer les velléités iraniennes au Moyen-Orient et le fait que cette rivalité favorise l’extension de l’EI dans cette même région, menace existentielle pour le royaume.

Quatre capitales arabes

L’année 2015 a été d’autant plus difficile pour les Saoudiens qu’elle a vu la concrétisation de l’accord nucléaire entre la communauté internationale et l’Iran. Si la normalisation des rapports entre Téhéran et Washington va prendre du temps, cela n’en reste pas moins un tournant majeur qui rééquilibre les rapports de force dans la région. Si certains diplomates iraniens se vantent de contrôler quatre capitales arabes, Damas, Bagdad, Beyrouth et Sanaa, il n’en reste pas moins que la défense de ce qu’elle considère être ses intérêts coûte très cher à une économie iranienne asphyxiée par les sanctions internationales. La levée de ces sanctions pourrait permettre à l’Iran de redresser son économie, mais à la condition que la ligne des modérés, qui souhaite trouver des compromis avec la communauté internationale, l’emporte sur celle des conservateurs, qui privilégient l’usage de la force. Les élections législatives de 2017 et celles de l’Assemblée des experts, chargée de désigner le futur guide suprême, devraient apporter davantage d’informations quant à ce que sera le rôle iranien au sein du nouveau Moyen-Orient.

Le troisième candidat à l’hégémonie régionale, la Turquie, a été le plus affaibli au cours de cette année 2015. La relance du conflit turco-kurde, la crise des réfugiés syriens, les attentats perpétrés par l’EI, le refroidissement de ses relations avec Téhéran et Moscou et le ralentissement de sa croissance économique ont coûté très cher à Ankara. Le fameux modèle turc, tant loué au moment des printemps arabes, semble n’être qu’un lointain souvenir, tout autant que le « principe du zéro problème avec ses voisins ». La Turquie a été rattrapée par le chaos régional, réveillant ses propres complexités ethniques et communautaires. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a jeté davantage d’huile sur le feu, montrant qu’il était prêt à tout pour assouvir ses fantasmes de nouveau sultanat.

Match nul en Syrie

La Russie de Vladimir Poutine s’est invitée dans cette compétition régionale en intervenant de façon spectaculaire en Syrie, pour venir en aide à son allié affaibli, le président syrien Bachar el-Assad.  L’Arabie saoudite, l’Iran, la Turquie et la Russie sont désormais les quatre principaux acteurs extérieurs du conflit syrien, devenu le centre géopolitique de toute la région et le théâtre de tous les affrontements : régime contre islamistes, Iraniens contre Saoudiens, Russes contre Américains,  islamistes contre jihadistes et même jihadistes contre jihadistes.  Sans oublier la multiplication des coalitions internationales qui visent à lutter contre le terrorisme : occidentale, russe et maintenant islamique. Si la première partie de l’année a été à l’avantage des rebelles syriens, qui se sont notamment emparés de la province d’Idlib au printemps dernier, la seconde partie a permis au régime de stabiliser ses positions et de se lancer à la reconquête des territoires perdus, grâce à l’appui des raids aériens russes et à la mobilisation au sol des Iraniens et de leurs alliés.

Paradoxalement, le président  Assad a largement amélioré sa position sur le plan diplomatique – puisque plus personne n’exige son départ comme un préalable aux négociations – au moment où il était le plus affaibli et le plus dépendant de ses alliés sur le terrain. Pour la première fois depuis le début de la crise syrienne, des négociations diplomatiques sérieuses, incluant tous les acteurs, ont été entamées en 2015. Mais la complexité locale et régionale de cette guerre restreint, pour l’instant, toute possibilité sérieuse de solution.

Tsar, sultan, calife, etc.

Puisque la partie se joue essentiellement en Syrie, en Irak et au Yémen, accessoirement en Libye, en Afghanistan et en Turquie, le conflit israélo-palestinien est le grand laissé-pour-compte de cette bataille régionale. La réélection de Benjamin Netanyahu est le signe de la constante droitisation de la société israélienne et éloigne encore l’idée d’une solution à deux États. En face, l’Autorité palestinienne est apparue totalement débordée au moment de la révolution des couteaux. Quant au Hamas, il est obligé de durcir son discours pour ne pas se faire déborder par un mouvement plus radical, comme l’EI, dans la bande de Gaza.

Le Moyen-Orient aura vécu une année 2015 des plus paradoxales. La grande majorité des pays de la région ont été affaiblis par de profondes crises politiques et sociales, dont continue de profiter l’EI, mais les dirigeants ont continué de se comporter comme si rien n’avait changé, donnant même l’illusion d’un retour vers le passé. Comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre, ou d’un Game of Thrones bigger than life, avec Vladimir Poutine en tsar, Recep Tayyip Erdogan en sultan, Abou Bakr el-Baghdadi en calife, Bachar el-Assad en despote cravaté, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi en héros nassérien, le guide suprême iranien Khamenei en Darius et le roi Salmane en Saladin. Tout cela aurait pu être follement distrayant si les populations de la région n’étaient pas atrocement les premières victimes de cette histoire sans fin.

 

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Les principaux attentats de l’EI dans le monde en 2015

France 

Le 9 janvier : attaque contre Charlie Hebdo et prise d’otages du magasin HyperCacher de la porte de Vincennes.

Le 13 novembre, les attentats de Paris ont fait 130 morts.

Danemark 

Les 14 et 15 février : fusillade de Copenhague.

Tunisie 

Trois attaques ont eu lieu. Le 18 mars au musée du Bardo : 22 morts. Le 28 juin, dans un hôtel à Sousse : 37 morts. Le 24 novembre contre un bus de la garde présidentielle : 12 morts.

Égypte

Le 31 octobre, le crash de l’avion russe dans le Sinaï fait 224 morts. Durant l’année, plusieurs attentats ont eu lieu visant des forces de l’ordre. Bilan : 137 morts.

Libye 

140 personnes sont mortes lors d’attentats. Le 15 février, 21 Égyptiens coptes, et le 19 avril, 28 Éthiopiens chrétiens.

Yémen

235 personnes sont mortes lors de huit attaques devant ou à l’intérieur de mosquées chiites.

Arabie saoudite 

48 personnes sont décédées lors de cinq attentats.

En 2015, le Moyen-Orient a bien mérité son titre de cœur géopolitique du monde. La plupart des grands événements de l’année ont un lien direct avec cette région : les attentats de Charlie Hebdo à Paris, la chute des prix du pétrole,  la guerre au Yémen, l’accord sur le nucléaire iranien, la crise des réfugiés, le réveil du conflit kurdo-turc, l’intervention russe en Syrie,...