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Culture - Exposition

Jusqu’où explorer le corps et ses mouvements ?

Focus sur les œuvres de trois des cinq artistes et rencontres avec ceux qui marqueront l'exposition « Mobility / Exposure 7 »*, qui a lieu au Beirut Art Center jusqu'au 29 janvier 2016.

Mahmoud Safadi, « Off The Coast ».

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » : la célèbre phrase du chimiste Antoine Lavoisier s'applique à merveille à la septième édition d'Exposure. La curatrice Marie Muracciole et les membres du jury – Lawrence Abu Hamdan, Stefanie Baumann, Tony Chakar et Andrea Thal – ont sélectionné cinq artistes pour leurs travaux sur les mouvements, les déplacements et les transformations. Aussi, les artistes exposés dans le cadre de Mobility placent-ils le corps au centre de leurs problématiques. Que ce soit dans le cadre de l'urbanisme et de la verticalité des villes pour le travail de la Turque Merve Ünsal ou des clichés révélant l'intimité de l'artiste Eshan Rafi, sans pour autant la présenter frontalement. Discussions à bâtons rompus avec les trois autres créateurs.

– Sandra Iché : « Ellipses » (avec Omar Amiralay)

Pour la performance Wagons Libres, Sandra Iché avait interrogé en 2010 et 2011 une dizaine de personnalités qui étaient d'anciens compagnons de route de Samir Kassir et du magazine francophone L'Orient-Express. Omar Amiralay n'était pas un rédacteur, mais un ami proche du journaliste assassiné en 2005. Cet entretien sortait pourtant clairement du lot selon l'artiste française. « L'interview était particulièrement savoureuse, il y avait presque une responsabilité à la rendre publique après sa mort en 2011. C'est un reliquat de mes recherches sur L'Orient-Express, même si au départ cela n'a pas été pensé pour devenir un objet artistique autonome ou un hommage », explique Sandra Iché. « Il n'avait pas préparé ses réponses, ni étudié mes questions auparavant. C'était vraiment de l'ordre de la performance et de l'improvisation », se remémore-t-elle, nostalgique.

L'intervieweuse et l'interviewé ne se connaissaient pas avant l'entretien. Ils n'avaient échangé que quelques mails pour organiser la rencontre. L'artiste lui avait expliqué le protocole de la rencontre : « Nous sommes en 2030 et depuis le futur, nous nous souvenons d'aujourd'hui (en 2011) . » Pourtant, à travers les grains de voix émus, rieurs ou joueurs, on croirait déceler une complicité entre les deux protagonistes. « Je crois que le jeu de se projeter dans le futur lui plaisait beaucoup. Aussi, il y a l'amitié de Samir Kassir qui nous lie, c'était quelqu'un de tendre. Pour l'aider à accoucher de ce qu'il voulait dire, j'étais dans un rôle d'attendrissement, d'écoute ou de flatterie parfois. Je l'accompagnais en souriant et en riant. Enfin, on prenait chacun beaucoup de plaisir à manipuler la fiction pour dire quelque chose du monde dans lequel on vit . »

« Résister à la bêtise grâce à la folie »

Projeté sur trois écrans, l'entretien d'Omar Amiralay est entrecoupé d'extraits de son cinéma qui lui répondent ou illustrent un propos. Quelquefois, Sandra Iché rajoute des questions taboues qu'elle chuchote au spectateur comme « Qu'est-ce qu'il reste du Hezbollah aujourd'hui ? », ou d'autres qu'elle crie avec une voix forte et affirmée. Par souci de synthèse et de compréhension, l'artiste a choisi de réenregistrer certaines de ses questions. Elle estime finalement avoir peu coupé dans les 90 minutes d'entretien, dont elle a gardé 40 minutes pour Ellipses. « L'intérêt était de se focaliser sur Omar, donc j'ai essayé de m'effacer au maximum. Je voulais dynamiser son discours en coupant lorsqu'il patine. Sans trahir la conversation, simplement pour la rendre un peu plus digeste », raconte la danseuse de formation.

Elle a longtemps hésité à supprimer un passage dans lequel le réalisateur syrien avait des mots durs à l'égard de ses compatriotes. « Les Syriens se sont habitués à la tyrannie, ils sont désormais sous le règne de Hafez II », avait-il déclaré face à la caméra à la veille de la révolution. Pourtant, Sandra Iché a choisi de laisser cet extrait, même si l'histoire a finalement donné tort au réalisateur syrien et que celui-ci n'aura pas de droit de réponse étant donné sa disparition. Le réalisateur – entre mauvaise foi hilarante et simplicité touchante – revient avec fantaisie, charisme et émotion sur l'histoire (souvent fictive) du Moyen-Orient du futur, comme sur sa carrière. « La seule chose qui permet de résister face à la bêtise, c'est la folie », répond en conclusion Omar Amiralay en fixant l'objectif d'un œil malicieux.

– Yasmin Hage-Meany : « Drifts »

La poussière est la base de toute la série Drifts de Yasmin Hage-Meany. Celle-ci s'accumule et confère une troisième dimension aux œuvres, comme si un champignon investissait le dessin. À l'image d'une contamination extérieure qui mange peu à peu l'image ou l'objet. « Cela crée comme une absence, pour moi c'est douloureux, c'est catastrophique », confie la trentenaire.

Poudre originelle et reconfiguration du chaos

La Guatémaltèque travaille sur la décomposition et reconfiguration de la matière. Sur une table de sa fabrication, l'artiste a imaginé un mécanisme qui joue avec la poudre originelle, la création de la matière et la reconfiguration du chaos. Avec l'aide d'un moucharabieh invisible, le mécanisme cinétique termine deux œuvres au fusain. Ce dispositif engendre un effet indirect sur les dessins, leurs évolutions perpétuelles sont accompagnées d'un bruit léger qui s'apparente au serpent à sonnette.

Aussi, avec les tableaux qui ouvrent et terminent sa série, l'artiste aborde-t-elle son pays d'adoption, le Liban, et ses propres racines. Les deux dessins représentent des pierres gigantesques portées par un homme qui paraît minuscule en comparaison. Lorsque la Guatémaltèque dessine et s'exprime à propos du Liban, elle n'a que le mot « magnétisme » à la bouche. « C'est l'effet que me fait ce pays, lorsque je suis arrivée, je me suis collée à ce pays, comme aimantée », justifie l'artiste qui se dit « fascinée par les pierres depuis longtemps ». « Elles appartiennent au monde du naturel, mais l'humain les travaille pour l'architecture ou l'art depuis des siècles. La pierre est aussi un document historique. Au Guatemala, nous avons celles des Mayas qui rappellent le passé », s'extasie-t-elle.

L'artiste est comme écartelée entre son amour des sciences – passionnée par les algorithmes, les chiffres et la géométrie – et sa spiritualité. «  La vision que l'on a de la réalité est défiée par les sciences, avec la physique quantique, ce que tu vois n'est pas réellement ce que tu crois », ajoute-t-elle. Certains « champignons » ont même migré en dehors des tableaux, ils attaquent et grignotent un mur du Beirut Art Center. « Il est impossible de circonscrire l'art dans un tableau parfois », souligne Yasmin Hage-Meany en souriant.

– Mahmoud Safadi : « Off The Coast »

La lutte pour la préservation du front de mer et des rochers de Dalieh est l'un des symboles puissants de résistance de Beyrouth. L'ouverture sur la mer est essentielle pour l'économie de la capitale, autant pour la pêche que pour les échanges avec l'étranger. Mahmoud Safadi a choisi de s'intéresser à ce lieu lors de la mobilisation de la société civile, mais ce sont les individus qui plongeaient du rocher qui ont retenu son attention. « C'est le rapport entre le corps et le lieu qui m'interrogeait. Quelles affinités entretenons-nous avec les côtes et avec la mer, en tant que corps et en tant que personne ? » se demande l'artiste.

Avec sa caméra protégée par un caisson imperméable, il a pu filmer les sauts en plongée et contre-plongée, à l'extérieur, en hauteur comme à l'intérieur de la mer. En l'espace d'une journée estivale, le réalisateur est parvenu à souligner à quel point ce moment de vie qui semble frivole est, de fait, un événement-clé qui n'a rien d'anodin. Aussi, plusieurs photos des lieux accompagnent le film. Dans celles-ci, seule la nature est présentée. « Les photos permettent de mieux comprendre le moment de l'impact dans la mer, ce sont les instantanés manquants du film. »

La côte de Dalieh est un lieu majoritairement masculin, même si des femmes s'y baignent, peu nombreuses sont celles qui escaladent les rochers pour faire le « saut de l'ange ». Le jeune Libanais a pourtant pu en filmer quelques-unes. Il souhaitait avoir des corps différents et de tous âges. « Je ne voulais pas seulement des corps athlétiques afin que ma vidéo ne ressemble pas à une publicité. Je voulais montrer que ce sont des hommes et des femmes comme les autres qui s'adonnent à cet exercice. »

Une prise sur le monde

Au-delà de l'aspect esthétique du saut dans le vide – de sa chorégraphie – et de l'impact dans la mer, le « saut de l'ange » est également perçu comme un rite de passage de l'adolescence à l'âge adulte. « Il y a bien sûr un esprit de compétition. Tout le monde s'observe mutuellement, avant, pendant et après le saut. Le jour du tournage, un jeune de quinze ans découvrait le lieu pour la première fois, il a mis 15 ou 20 minutes avant de se décider à faire le saut. Il s'agit donc d'une démonstration, mais aussi d'une recherche de ses propres limites », raconte l'artiste qui précise qu'il s'agit autant d'une manière de se montrer en société que d'une introspection personnelle. Mahmoud Safadi capte ainsi tous leurs mouvements sur terre, en l'air ou sous l'eau, jusqu'à désorienter le spectateur. Avec Off The Coast, l'artiste libanais fait éprouver le sentiment de perte de repères ressenti lorsqu'une vague chamboule tout sur son passage.
« Si le corps n'est pas une chose, il est une situation : c'est notre prise sur le monde et l'esquisse de nos projets », écrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe en 1949.
Nul doute que les cinq artistes exposés actuellement au Beirut Art Center ont bien en tête ces quelques mots de la philosophe française.

*« Mobility / Exposure 7 », Beirut Art Center, Jisr el-Wati, Beyrouth. Jusqu'au 29 janvier 2016, du mardi au vendredi de 12h à 20h, samedi et dimanche de 11h à 18h.

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » : la célèbre phrase du chimiste Antoine Lavoisier s'applique à merveille à la septième édition d'Exposure. La curatrice Marie Muracciole et les membres du jury – Lawrence Abu Hamdan, Stefanie Baumann, Tony Chakar et Andrea Thal – ont sélectionné cinq artistes pour leurs travaux sur les mouvements, les...

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