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Moyen Orient et Monde - Récit

Comment témoigner de la (sur)vie à Raqqa sans se faire tuer par Daech

Tim Ramadan, membre du collectif « Raqqa est massacrée en silence », décrit à « L'Orient-Le Jour » la vie quotidienne dans la « capitale » de l'EI en Syrie.

Photo Tim Ramadan, pour L’Orient-Le Jour

Quand, le 13 novembre dernier, Tim Ramadan* apprend que Paris a été la cible d'une série d'attaques terroristes, lui revient, comme un boomerang, le souvenir d'une journée, en février 2015, à Deir ez-Zor. Ce jour-là, installé dans un café dans cette ville syrienne en partie contrôlée par le groupe État islamique (EI), Tim Ramadan capte des bribes de conversations entre deux hommes. L'un d'eux est connu sous le nom d'Abou Ibrahim el-Baljiki (le Belge). Des quelques mots qu'il entend, Tim comprend qu'une attaque à Paris est en cours de préparation. « Je ne savais pas quoi faire, quoi dire et à qui... » raconte ce jeune Syrien, interrogé via Skype par L'Orient-Le Jour.


Tim est membre, depuis sa création en avril 2014, du groupe « Raqqa est massacrée en silence » (Raqqa is being slaughtered silently) qui s'est donné pour mission de raconter au monde, via une page Facebook et un site, la vie dans cette ville syrienne devenue, en janvier 2014, la « capitale » de facto de l'EI ; de sortir de Raqqa, à laquelle les journalistes n'ont pas accès, les images des exactions commises par ses nouveaux maîtres.
Quand Tim entend la discussion sur une attaque contre Paris, il publie ce qu'il sait sur les réseaux sociaux, espérant une réaction. En vain. Neuf mois plus tard, le 13 novembre 2015, Paris et sa proche banlieue sont la cible d'une série d'attaques, revendiquées par l'EI, qui font 130 morts.

 

 

 

 

Tête mise à prix
« Je ne veux pas devenir un complice de Daech », martèle Tim, en utilisant l'acronyme arabe de l'EI, pour expliquer pourquoi il risque sa vie pour rapporter les crimes du groupe jihadiste.
Deux membres du collectif ont déjà été décapités par l'EI : Mo'taz Bellah Brahim et Ibrahim Abdelkader avaient tous les deux 20 ans. Le premier a été tué à Tal Abyad, en avril 2014, et le second en Turquie, en octobre 2015. Si l'année dernière la tête des membres du groupe était mise à prix pour 10 000 dollars par l'EI, « elle en vaut aujourd'hui près de 50 000 », affirme Tim.
Pour éviter le funeste destin de ses deux camarades, Tim mène, entre Raqqa et Deir ez-Zor, sur les rives de l'Euphrate, une double vie. Au risque de n'en plus avoir aucune. Dans la situation de Tim, la discrétion est vitale. Même les parents du jeune Syrien ne connaissent pas son engagement. À Raqqa, ils sont 17 à alimenter le collectif et donc à mener, derrière une vie de façade, leurs activités secrètes. Le groupe est soutenu par d'autres activistes, dont le nombre est tenu secret, en dehors de Syrie. Tous ont le même objectif : que le monde sache comment l'on vit à Raqqa, comment l'on y meurt aussi.

 

Interdictions et sanctions
À quoi ressemble le quotidien dans la capitale proclamée de l'EI ? « Les biens alimentaires sont devenus plus chers, raconte Tim. Par exemple, le prix du pain, qui était de cinq livres syriennes avant l'EI, a triplé aujourd'hui. Il y a en outre beaucoup de produits qu'on ne trouve plus comme la mortadelle et l'alcool, car les consommer est "haram" ». Selon des rumeurs qui circulent en ce moment, les boissons énergétiques devraient aussi bientôt être bannies, ajoute Tim. « Par contre, à Raqqa, nous trouvons toujours des barres chocolatées de toutes les marques, car les combattants de Daech en sont friands. Mais une barre chocolatée de marque américaine, par exemple, est vendue à 2,5 dollars, un prix très élevé pour les habitants », poursuit Tim.


Les prix des médicaments ont également été multipliés par quatre depuis juin 2014, selon lui. « On trouve de moins en moins de médicaments, surtout ceux prescrits dans le cadre de traitements longs pour des maladies comme le diabète ou le cancer. Et rapporter ces médicaments de Turquie est plus compliqué qu'avant », affirme le jeune Syrien. Quant aux hôpitaux, les établissements privés sont réservés aux combattants de l'EI. « Et en situation de crise, même l'accès aux établissements publics est restreint, priorité étant donnée aux jihadistes. »


Dans son fief, l'EI impose ses propres règles, sans débat ni justification : « Ils nous disent que c'est "haram" et que nous devons obéir. » La cigarette a ainsi été interdite et l'EI mène des perquisitions en cas de suspicion. Ceux pris en flagrant délit risquent jusqu'à 30 coups de fouet, raconte Tim.
Mais qui dit interdiction dit souvent aussi contrebande. Tim connaît un vendeur qui peut l'approvisionner en cigarettes. « En fumant, même si je le fais en cachette, je sens que je les défie, que je remporte une bataille », confie-t-il. Le jeune homme ne va toutefois pas jusqu'à acheter de l'alcool. « C'est impossible d'en trouver, et même si l'on en trouvait, la punition est lourde, prison, envoi au combat ou amende pouvant aller jusqu'à 15 000 dollars. »

 

Une affiche faisant la promotion de l'Etat islamique à Raqqa. Photo fournie par Tim Ramadan.

 

« Telle est la volonté du calife ! »
L'EI annonce ses « édits » dans les mosquées ou via des combattants qui circulent dans les rues avec des mégaphones, raconte Tim. « Il y a quelques semaines, ils ont décidé que les hommes devaient porter la tunique afghane et se sont mis à découper, dans la rue, les pantalons qui ne leur convenaient pas. » Évidemment, souligne-t-il, les femmes doivent porter le niqab, elles sont entièrement vêtues de noir. Pour sortir, elles doivent former un groupe de trois et être accompagnées d'un homme, « telle est la volonté du calife ! ». Autre risque, pour les habitants : se trouver dans la rue au moment de la prière. La sanction : amende, prison ou fouet...
Parfois, la sanction est plus lourde. Irréversible. Lapidation, décapitation, crucifixion. En public. À 29 ans, Tim a assisté à plus d'une dizaine d'exécutions à Raqqa ou dans d'autres villes. Une femme soupçonnée d'adultère, un homme d'homosexualité, un autre de complot contre l'EI... Des scènes, souffle le jeune homme, qu'il n'oubliera jamais.


Et les chrétiens de Raqqa? Selon Tim, sur les 150 familles qui y vivaient avant 2014, l'on ne compte plus aujourd'hui que six maisons abritant des chrétiens. « Ils n'ont pas été obligés de se convertir à l'islam, mais doivent payer chaque mois une "jezyé" (une taxe spéciale dont doivent s'acquitter les non-musulmans) d'environ 14 grammes d'or par personne. Ils n'ont pas le droit d'afficher des symboles chrétiens, et s'ils interdisent à un membre de la famille de se convertir à l'islam, ils sont tués. »


Dans ce contexte de « lois » édictées à tout bout de champ, les opérations de contrôle sont centrales dans la gestion de la ville par l'EI. Pour ce faire, une police, liée à Daech, a été mise en place et des tribunaux religieux créés. « Il n'y a plus d'avocats ou de juges, parce que l'EI considère qu'ils ne "jugent pas conformément à la loi de Dieu". Ces gens-là sont donc devenus légumiers ou chauffeurs de taxi. »


En matière de contrôle, les femmes ont droit à un traitement spécial. Créée en avril 2014 à Raqqa et en juin 2015 à Deir ez-Zor, la brigade Khansaa, la branche féminine de l'EI, compte aujourd'hui environ 4 000 femmes de toutes les nationalités. « Certaines sont chargées de surveiller leurs congénères, d'autres sont envoyées sur les lignes de front pour cuisiner et nettoyer, d'autres sont chargées de trouver une épouse aux émirs (les femmes qui souhaitent se marier sont invitées à placer un tissu blanc sur leur front) », raconte Tim qui précise que si ces femmes sont armées et entraînées comme les hommes, elles n'ont jusqu'à maintenant pas combattu.

 

Les traites musulmans, les agents de l'occident contre les musulmans. Photo fournie par Tim Ramadan.

 

 

La mort, une routine
L'autre cible de choix des jihadistes sont les enfants. « Les jihadistes tentent de les embrigader, de les convaincre d'aller au combat, et lorsque l'un d'eux accepte, rien ni personne, à commencer par ses parents, ne peut l'en empêcher, explique le jeune activiste. Il quitte alors sa maison, suit un entraînement pendant un mois avant d'être envoyé au front. » À Raqqa, les enfants sont aussi rassemblés par l'EI pour assister aux exécutions. « Ils ne cillent plus devant une décapitation, la mort fait désormais partie de leur routine, déplore Tim. Ils sont même capables d'accuser leurs propres parents d'être des "koffar" (apostats). Que vont devenir ces enfants dans quelques années ? »


Surtout qu'à Raqqa, selon Tim, ces enfants n'ont plus la possibilité de poursuivre leurs études, les écoles de la ville ayant fermé leurs portes. « Cette année, l'EI a tenté d'ouvrir des écoles baptisées école Zarqaoui (Abou Moussab el-Zarqaoui, ancien chef d'el-Qaëda en Irak), école Ben Laden (Oussama Ben Laden, ancien chef d'el-Qaëda), ou école Baghdadi (Abou Bakr el-Baghdadi, chef de l'EI), mais elles ont été fermées au bout d'un mois, raconte le Syrien. À chaque fois qu'un avion de combat apparaissait dans le ciel, ils renvoyaient les enfants à la maison. L'année dernière, ils ont annoncé le début des inscriptions à une université de médecine, mais elle n'a jamais ouvert ses portes. »


Tim, lui, avait décroché son diplôme – dans une matière qu'il préfère taire pour des raisons de sécurité – avant le début de la guerre. Mais aujourd'hui, il ne travaille pas. L'EI offre des opportunités de travail, mais il faut au préalable faire allégeance au groupe devant un émir et suivre des entraînements militaires et religieux durant deux semaines, explique-t-il. Face à cette situation, Tim vit chez ses parents qui subviennent à ses besoins.

 

À Raqqa, les femmes ne peuvent sortir de chez elles que totalement couvertes de noir. Photos fournies par Tim Ramadan

 

 

« Partir reviendrait à abdiquer »
Sans emploi, dans une ville sous l'emprise de jihadistes extrémistes où les exécutions sont devenues routine... Pourquoi Tim n'est-il pas parti ? « Partir reviendrait à abdiquer », lâche le jeune homme. Or aujourd'hui, Tim est en mode résistance. Au sein du collectif, il rapporte les exactions commises par l'EI à Raqqa. Il les photographie parfois aussi.
Pour se protéger un minimum, le jeune Syrien et ses amis ont suivi une formation donnée par des Syriens en Turquie sur le cryptage des données, l'investigation secrète et le comportement à adopter pour ne pas être remarqué.


Depuis les attentats de Paris et l'augmentation des raids menés par la coalition internationale et les Russes contre Raqqa, le jeune activiste recense également les bombardements, notant leur origine, leurs cibles et les victimes. « Dès qu'un avion survole Raqqa, les sirènes installées partout alertent les membres de l'EI de l'imminence d'un raid. Immédiatement, ils disparaissent », raconte-t-il. « Chaque pays a des objectifs différents, ajoute-t-il. La Russie prend pour cible les quartiers résidentiels, la France des positions et des entrepôts de l'EI alors que les Américains visent en particulier des responsables du groupe jihadiste. »
Aujourd'hui, poursuit-il, « je n'ai plus peur pour ma vie. La mort est devenue normale, je la côtoie au quotidien. J'ai seulement peur pour ma famille dont une partie est toujours à Raqqa. J'ai peur qu'ils meurent à cause de moi ou dans un raid... ».


Pour se remonter le moral, quand il tombe trop bas, les jeunes du collectif se souviennent des petites victoires. Le 24 novembre 2015, le collectif s'est vu remettre le prix international de la Liberté de la presse par le Comité pour la protection des journalistes. Mais Tim semble tirer plus de fierté encore des « faits d'armes » du collectif sur le terrain. « Nous avons obligé Daech à entrer dans une guerre électronique contre nous, raconte le jeune Syrien. Ils ont même ouvert une page Facebook en réponse à la nôtre, "Raqqa se développe en silence", mais nous avons réussi à la fermer. Nous avons diffusé des caricatures, écrit sur les murs de Raqqa, au cœur même de leur fief, nous les avons infiltrés, nous les avons rendus fous. »

 

*Tim Ramadan est le pseudonyme que la personne interviewée utilise pour ses interviews et sur les réseaux sociaux.

 

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Quand, le 13 novembre dernier, Tim Ramadan* apprend que Paris a été la cible d'une série d'attaques terroristes, lui revient, comme un boomerang, le souvenir d'une journée, en février 2015, à Deir ez-Zor. Ce jour-là, installé dans un café dans cette ville syrienne en partie contrôlée par le groupe État islamique (EI), Tim Ramadan capte des bribes de conversations entre deux hommes....

commentaires (5)

Un immense respect et beaucoup de compassion pour ces hommes et ces femmes.

DUTAILLY Catherine

14 h 57, le 12 décembre 2015

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Commentaires (5)

  • Un immense respect et beaucoup de compassion pour ces hommes et ces femmes.

    DUTAILLY Catherine

    14 h 57, le 12 décembre 2015

  • Plus que des héros ces syriens opposants ENCORE PLUS QUE CERTAIN HÉROS DE CHEZ NOUS !!

    Bery tus

    14 h 20, le 11 décembre 2015

  • PAUVRE PEUPLE HÉROS DE SYRIE... IL A À FAIRE AVEC PLUSIEURS DAESCH À LA FOIS... LE DAESCH ORIGINAL ET SES ACCESSOIRES... ET LE DAESCH COPIE ET SES ACCESSOIRES...

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 54, le 11 décembre 2015

  • Des héros, ces jeunes Syriens qui luttent, à leur manière, contre une des barbaries les plus monstrueuses et les plus sordides de tous les temps. Pire que la barbarie nazie. Inimaginable !

    Halim Abou Chacra

    12 h 25, le 11 décembre 2015

  • Eh bien on ne témoigne pas. .. Ceux qui soutiennent ces bactéries ne peuvent pas s'imaginer ce qui va leur tomber sur la nuque le jour où ils les auront comme voisins. Je pense aux occicons.

    FRIK-A-FRAK

    11 h 49, le 11 décembre 2015

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