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Lifestyle - Tous les chats sont gris

« Il faut rentrer ! Demain, c’est lundi »

Enfin lundi. Oui, car on y a survécu. Elle est passée, remise aux oubliettes jusqu'à la semaine prochaine. Elle ? Cette chose qui apparaît dimanche vers 17 heures, et vous rend l'atmosphère sinistre et la nuit inquiétante. C'est la déprime dominicale à laquelle s'abandonnent aussi les Libanais avec fatalité et ponctualité.

Tout est de la faute de la semaine de sept jours et de son dimanche chômé, pourtant si chèrement gagné à la sueur du front des travailleurs à la fin du XIXe siècle. Ce jour sacré qui devait permettre de se rendre à l'église a entraîné, par contraste, le lundi travaillé. L'énigme d'un désespoir popularisé, mais jamais banalisé, est ainsi entrée dans les mœurs sous diverses appellations : l'angoisse du dimanche soir, le blues, la déprime, la boule au ventre ou même la « dimanchite » aiguë. Une sale habitude qui s'acquiert tout petit, quand il faut apprendre à couler son existence dans le moule des sept jours. D'ailleurs, ils le disent tous, des psychologues aux sociologues, en passant par les « victimes » elles-mêmes : ce cafard-là est un cafard d'enfant. Sauf qu'à la différence du spleen des petits, celui-là ne s'estompe pas avec le temps. Il ne s'aggrave pas non plus. Il persiste.

Insupportable et sans âge
Au Liban plus qu'ailleurs, dimanche assure systématiquement le triomphe des gardiens de coutumes comme le retour à reculons des pourfendeurs de traditions. Car Il y a toujours quelque chose à fêter en ce septième jour de la semaine, ne serait-ce que ces réunions de famille qui nous enserrent dans le filet de leurs conventions attendries et patientes, à consommer de préférence avec une bonne dose de remontants. On y survit, et plutôt bien, jusqu'au moment des desserts qui inondent l'interminable table de ce réfectoire de montagne ou de bord de mer.
Tout se passe relativement bien jusqu'à ce que le banquet mute en ring de boxe sous les yeux de toute l'assistance qui se demande : qui des deux cousins, dont on ignore les prénoms, décrochera l'addition ? Restent de ces moments d'anthologie les prémices d'un malaise qu'on ne relève plus à force d'évidence et qui vient, tous les dimanches à la même heure, sonner le glas d'une parenthèse, celle de deux jours d'insouciance, en évoquant un devoir à achever, un dossier à revoir, une leçon à réviser ou un projet à boucler avant lundi matin. Une angoisse intensifiée par une phrase insupportable, odieuse, barbare et sans âge : « Il faut rentrer ! Demain, c'est lundi. »

Solitaires dans leur coude-à-coude
Il est 17h00, l'après-midi ne traîne pas. Il meurt dans la soudaineté et la brièveté d'un ciel avalé par un fleuve d'encre. C'est alors que l'engin machiavélique du blues dominical peut se mettre en marche. Sur le chemin du retour, vers la maison, comme il se doit, c'est un peu comme si toute l'autoroute était peuplée de morts-vivants. L'œil fixe, le sourcil fripé, la mine terreuse, ils se dirigent doucement vers le lugubre lac qui s'apprête à engloutir le monde, lundi matin. Ils marchent lentement, solitaires dans leur coude-à-coude, dévastés par leur atonie commune. Les plus jeunes ne parviennent pas à mettre le doigt dessus, les plus âgés se métamorphosent en des Peter Pan déboussolés. Les parents devenus étrangement cotonneux et plein d'empathie proposent un arrêt au supermarché pour se fournir en pain, viennoiseries ou même en friandises radioactives, tout ce qu'il faudra pour alléger le supplice du lendemain matin.
Puis vient le retour fatal à la maison, dans cette tonalité frisquette d'après-midi dominicaux spleeneux, reclus face au mur, face à une dissertation ou un exercice d'algèbre que l'ont sait perdus d'avance. Ces minutes infinies où l'on s'engonce s'étirent de chien à loup, de la déprime télévisée d'un terrain de basket zahliote à un Drucker inoxydable, presque embaumé, qui célèbre on ne sait trop pourquoi les dimanches après-midi, jusqu'au lettrage d'un studio de cinéma américain annonçant un paresseux thriller ou un sirupeux feuilleton turc. Mais rien ne dissipera la ténacité de ce blues dominical.

Malheur partagé
Et tandis que le commun des mortels s'enterre doucement, mais sûrement, sous une lourde mélancolie, il y a ceux qui préfèrent ricaner de la farce que nous joue cette septième soirée de la semaine. Ils décident carrément de faire leur beurre de ce lamento géant, de le noyer dans une gigantesque boîte de pop-corn, face aux trois dimensions d'une comédie romantique délicieusement guimauve, le rituel d'un ciné du dimanche soir. Abattre ce sentiment à coups de cocktails dans leur bar favori qui s'aère enfin, lorsque le reste des noctambules ont choisi de langer leur déprime chez eux, sur leurs canapés. Reste enfin les parties de cartes, les jeux de société, les girls nights et les hommes au poker ou aux manettes, toutes ces réunions improvisées. L'essentiel étant de se retrouver à plusieurs, car un malheur partagé n'en est plus un. Même celui du dimanche soir.

 

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