Dans quelle mesure serait-il possible pour le Liban de dépasser un jour la structure communautaire de la société et du pouvoir politique dans le pays ? Tel était en substance le thème global de la table ronde organisée samedi soir au Salon du livre francophone, au Biel, autour du livre de Roger Geahchane, Le cercle vicieux des identités communautaires, à l'initiative de la maison d'édition Dergham.
Trois intervenants ont commenté l'ouvrage, M. Gérard Salem, essayiste et médecin-psychiatre lausannois, Michel Touma, rédacteur en chef de L'Orient-Le Jour, et Michel Hajji Georgiou, chef du service de politique locale à L'Orient-Le Jour. M. Farès Sassine, docteur en philosophie et écrivain, a assuré le rôle de modérateur. Le grand absent de cette table ronde était Samir Frangié, auteur de la préface de l'ouvrage, auquel ont rendu hommage les intervenants pour ses travaux en faveur du vivre ensemble.
Devant une assistance nombreuse, Michel Touma et Michel Hajji Georgiou ont rendu, d'entrée de jeu, un vibrant hommage à Roger Geahchane qui a été depuis le début des années 60 l'un des piliers de L'Orient puis de L'Orient-Le Jour, avant d'être secrétaire général de la rédaction puis rédacteur en chef adjoint.
Premier à prendre la parole, Gérard Salem a commencé par souligner qu'ayant vécu de nombreuses années à l'étranger, il avait pu constater que les Libanais de la diaspora vivent ensemble sans accorder une quelconque importance à leur appartenance confessionnelle. M. Salem a estimé que « l'éthique relationnelle telle que décrite par Martin Büber (réciprocité éthique entre le "tu" et le "je") est un mouvement qui émerge de manière systématique chez les personnes qui pensent à la condition du Liban ». Gérard Salem a souligné, en substance, que le vivre ensemble se base sur cette éthique relationnelle : « Je tiens compte de toi dans ton intégralité comme je tiens compte de moi. »
Michel Touma a relevé de son côté que l'ouvrage met en évidence le fait que le problème communautaire au Liban est profondément enraciné dans le tissu social libanais et dans l'histoire du pays, relevant que l'auteur a souligné que « l'ébauche du système communautaire » au Liban remonte aussi loin que les débuts de la conquête arabe, au VIIe siècle. « Ce système communautaire s'est évidemment renforcé à la faveur des expéditions des croisés et il s'est consolidé sur le plan institutionnel sous l'Empire ottoman, notamment au XIXe siècle », a indiqué Michel Touma qui a souligné qu'à la lumière de telles réalités historiques, « il apparaît naïf et chimérique de prétendre pouvoir abolir le système communautaire en brûlant les étapes ».
Pour bétonner son argumentation, Michel Touma relève que, dans son ouvrage, Roger Geahchane a précisé que le système politique mis en place au Liban à la suite des massacres de 1860 prévoyait, dans des textes signés et avalisés officiellement, l'abolition de la féodalité. « Or depuis 1860, et en dépit de ces textes signés, la féodalité non seulement n'a pas été abolie, mais elle s'est même, à la limite, renforcée », a déclaré Michel Touma qui a souligné que, se basant sur un tel précédent, « il ne servirait à rien de dépasser le système communautaire en signant un texte ». Se basant sur cette constatation, Michel Touma définit deux conditions « complémentaires » qui, si elles étaient satisfaites, pourraient paver la voie à un long processus de maturation susceptible de déboucher sur un dépassement du système communautaire : l'instauration d'une paix civile longue et durable, ce qui implique l'arrêt des actes de guerre, des campagnes haineuses et des discours enflammés ; l'adoption de la neutralité du Liban vis-à-vis des conflits régionaux et de la politique des axes, afin de faire barrage aux interventions des puissances extérieures qui s'emploient souvent à attiser les tensions confessionnelles.
En conclusion, Michel Touma a relevé que, dans la préface de l'ouvrage, Samir Frangié met l'accent sur l'importance primordiale de l'accord de Taëf du fait qu'il lie désormais la légitimité de l'État non pas à un accord circonstanciel entre les communautés, mais à « sa capacité à préserver le vivre ensemble ».
Pour sa part, Michel Hajji Georgiou a commencé son intervention en rendant hommage à Jean Salem dont l'un des thèmes favoris dans ses écrits était la gestion du pluralisme. Parlant de cercle vicieux (en référence au titre de l'ouvrage), Michel Hajji Georgiou s'est demandé si nous ne nous trouvons pas plutôt dans « les cercles concentriques de l'enfer de Dante », évoquant la formule du philologue Georges Steiner qui parlait d'immanence de l'enfer. « Le totalitarisme dans la région ayant aboli toute forme de lien social et toute forme de transcendance, le choix le plus simple a été de créer l'enfer sur terre plutôt que le paradis d'un système démocratique et pluraliste », a déclaré Michel Hajji Georgiou avant d'évoquer les ravages de « la maladie identitaire qui souffle actuellement sur la région et qui, ajoutée aux ingérences étrangères qui exploitent le sentiment communautaire, a créé une nouvelle Question d'Orient, à la seule différence qu'aujourd'hui la montée aux extrêmes n'est pas limitée uniquement à la région, globalisation oblige, du fait que les problèmes sont les mêmes pour tout le monde, aussi bien pour le Nord que pour le Sud ».
Refusant de sombrer dans une humeur apocalyptique, Michel Hajji Georgiou a proposé de se focaliser sur le positif, mettant l'accent sur la nécessité de stimuler la solidarité entre les modérés des deux rives de la Méditerranée et de maintenir, dans le cas du Liban, le dialogue de manière à mettre en valeur l'importance de l'identité composite, source de richesse, et l'expérience du vivre ensemble. Il a souligné la nécessité de redonner « des repères, car la crise est devenue une crise culturelle et implique donc de redéfinir la culture et le politique ». Évoquant la question de la neutralité, il a souligné la nécessité que « les modérés de tous les groupes et communautés œuvrent pour créer un filet de sécurité pour le Liban face à la folie régionale ». À cet égard, Michel Hajji Georgiou a souligné que la position du métropolite Élias Audi contre « les guerres saintes » constitue « un premier pas qui devrait être salué et ouvrir la voie à la création d'un pôle de modération visant à sanctuariser le Liban face aux vents de folie dans la région ».
Au terme des interventions, M. Farès Sassine a souligné que « le vivre ensemble n'est pas une notion abstraite, mais elle est consacrée dans le préambule de la Constitution ». M. Sassine a mis l'accent sur le fait que « la reconstruction de l'État doit être le seul agenda envisageable ». Il a relevé en outre que toutes les grandes dates de l'histoire libanaise ont été marquées par un consensus international concernant le Liban.
Au cours du bref débat qui a suivi, Roger Geahchane a souligné, en réponse à une personne qui lui demandait s'il estimait que le vivre ensemble était possible : « Le vivre ensemble est nécessaire, donc il doit devenir possible. »
À l'issue de la table ronde, Roger Geahchane a signé son ouvrage au stand des éditions Dergham, au Biel.
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commentaires (4)
Surtout ne pas toucher à l'auto-équilibre - instinctif - de la structure communautaire ... elle seule ...,fut le ciment de la résistance dans le temps et durant les années de guerre ,pour mieux survivre aux temps des autres et à l'adversité ...si les phéniciens n'avez pas dévoyé cette notion historique ...ils seraient peut être toujours les maîtres à Carthage ....
M.V.
09 h 48, le 26 octobre 2015