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Culture - Dans l’atelier... d’Ayman Baalbaki

Avec Ayman Baalbaki, sur le bout de ses doigts

Rencontre avec un phénomène de la peinture, « le Baalbaki au turban », dans son atelier-appartement quelque part dans Hamra la bouillonnante.

Bienvenue dans l'univers d'Ayman Baalbaki. Dans son atelier-loft au 5e étage d'un immeuble de bureaux. Un vaste et lumineux espace de 300 m2 où règnent, en maîtres, tableaux et toiles.
Car même si, entre deux piliers de béton brut, l'artiste a aménagé une cuisine américaine d'esprit industriel et des coins dédiés au repos, ce sont les (très grandes) peintures en gestation, adossées au mur du fond de l'immense salle, qui semblent concentrer toute l'énergie du lieu. Une zone de création, délimitée par les pots d'acrylique et les pinceaux éparpillés sur une étendue du sol entièrement parsemée de taches de couleur, vers laquelle le regard du visiteur converge instantanément.

C'est là qu'Ayman Baalbaki confronte son inspiration aux toiles de très grande dimension – souvent traitées en papier marouflé – qu'il aime «ciseler» (le terme «ye7for» revient fréquemment chez lui) à coups de pinceau virulents, parfois agressifs, parfois lancés dans un état de transe, mais toujours repris, avec une obsessionnelle attention au détail. C'est dans ces quelques mètres carrés qu'il passe des jours et des nuits à évoluer dans une drôle de chorégraphie.

 

 

Palette à la main, il scrute la toile, verticalement appuyée au mur en face de lui, fait deux pas en avant, pose une touche, recule de deux pas en arrière pour voir l'effet obtenu et reprend, à nouveau, son ballet de va-et-vient. Qui peut ainsi durer des heures. Un exercice pictural très physique entrecoupé de coups d'œil rapides portés sur une image photographique traînant sur un meuble à l'arrière. En l'occurrence, ce jour-là, celle d'un avion de la MEA. «En fouillant dans des archives de presse, j'ai retrouvé des clichés de l'aéroport de Beyrouth bombardé par les Israéliens en 1982. Et d'autres, datant de 1968, montrant des avions libanais également détruits par des frappes israéliennes. Cela m'a interpellé et j'ai réalisé que c'étaient là les premières déclarations de guerre non déguisées des Israéliens contre le Liban», dit-il. Deux épisodes que cet artiste, soucieux d'exprimer dans son art tout ce qui fait écho à la mémoire collective libanaise, revisite dans une nouvelle série de grandes acryliques.

 

La guerre ? « Une école »
La guerre est sa marraine. Son terreau. Son inspiratrice. Presque son double. Elle accompagne son parcours et hante ses toiles. Né deux mois avant le début des événements en 1975, Ayman Baalbaki a aussi réalisé sa première exposition individuelle (chez Agial) un mois à peine avant la guerre de juillet 2006. Au menu de ce premier accrochage (clôturé quelques jours seulement avant le début des bombardements): des guerriers en cagoule, des tours dévastées et des symboles d'exode et de ruine. «Peintures prémonitoires», s'exclameront certains. «Réminiscences des figures et paysages de mon enfance», explique-t-il tout simplement. Mais voilà, au Liban, l'histoire et les conflits se répètent à intervalles réguliers. Et donnent à Ayman Baalbaki matière à représenter «obstinément» leurs effets sur le paysage urbain et le faciès humain.
«La guerre a été pour moi une école. Tout est venu de là», dit-il, reprenant à son compte – en le citant néanmoins – cette affirmation du philosophe-urbaniste Paul Virilio. Pour Ayman aussi tout vient de (ces années-) là: son inspiration, la rage qui anime son pinceau incisif et cette énergie matiériste qui irradie de ses peintures... Une énergie solaire et terrienne, malgré des thèmes sombres, qui se ressent, d'ailleurs, aussi, dans son antre de création.

Poulaillers et « négligence »
2006-2015. Il aura donc fallu moins d'une décennie à cet artiste tout juste quadragénaire pour se hisser au-devant de la scène artistique régionale. Et devenir, par ses thèmes picturaux à forte charge identitaire, ainsi que par le buzz provoqué par les prix de ses œuvres aux enchères, la «star» incontestée de l'art contemporain libanais, voire moyen-oriental.
Une aura augmentée par son allure. Son style délibérément décalé, en babouches sur pantalon-serwal l'été ou bottes sur treillis l'hiver. Cette petite crête de cheveux à l'arrière de son crâne rasé qui accentue son côté «asiatique», confesse-t-il. Ou encore ce turban noué haut et ces créoles en argent portées au lobe d'une seule oreille qui, alliées à ses yeux clairs et étirés de Caucasien, contribuent à renforcer sa légende personnelle. Celle, entre autres, de fils du Sud, émigré avec sa famille à Beyrouth, ballots, matelas fleuris et quincaillerie sur le dos...
Une image fausse, largement véhiculée par la presse, mais qu'il a lui-même «contribué à entretenir par négligence», reconnaît-il. Une méprise inspirée de ses œuvres tout de même. De ses peintures de combattants en keffieh sur fonds fleuris ou encore de ses installations/assemblages de balluchons en textiles imprimés, d'ustensiles ménagers et de... poulaillers.

Des créations elles-mêmes nourries des souvenirs de son enfance passée dans le quartier beyrouthin de Wadi Abou-Jmil, où avaient trouvé refuge de nombreuses familles rurales durant la guerre. «Nous étions également des déplacés, mais nous venions de Ras Dekouané, près du camp de Tall el-Zaatar, où je suis né deux mois avant que la guerre n'éclate», tient à préciser Ayman Baalbaki. «J'ai passé les vingt premières années de ma vie à Wadi Abou-Jmil, de 1975 jusqu'à 1995 et le début du chantier de reconstruction du centre-ville. Et bien que ma famille soit originaire de Odeissé, je ne me suis rendu que très rarement au Sud», insiste encore cet «irréductible urbain».
«Au cours de cette période, j'ai été le témoin de toute une génération brutalement déplacée du Sud et de la Békaa vers la ville, où elle a transporté sa "culture" dans ses bagages et poursuivi son mode de vie traditionnel et rural. C'était normal que je les reprenne dans mes toiles et installations, ces textiles multicolores et ces animaux de basse-cour que je voyais partout autour de moi, en une symbolique du temps de guerre», avance-t-il.

Les fleurs s'infiltrent
Aujourd'hui encore, cette empreinte sudiste reste très présente dans son univers. Puisqu'il a fait des imprimés fleuris l'une des marques distinctives de son travail, qu'il reprend souvent en fond de toiles. «J'éprouve une sorte d'appréhension face à un canevas vierge. Alors souvent, avant de m'atteler à un tableau, je le recouvre soit d'une couleur unificatrice soit d'un de ces tissus cretonnes», confie l'artiste.
Du coup, sous la superposition des couches de peinture, sous les collages et décollages auxquels il procède, les fleurs refont leur apparition par endroits, s'infiltrant derrière le béton brut d'une tour, auréolant la figure d'un rude combattant en keffieh ou encore chargeant un ciel au-dessus d'un avion explosé...
Autant de thèmes chers à ce peintre des dévastations contemporaines. Et que l'on peut découvrir en cours d'élaboration dans son atelier-appartement de la rue Hamra.

Références et talismans
Car Ayman Baalbaki ne peint pas une toile après l'autre. «Actuellement, je travaille sur sept peintures en même temps. Certaines entamées depuis plus de 6 mois», affirme-t-il, en désignant six autres grands panneaux adossés sur les deux murs latéraux. On y retrouve des variations inachevées de ses sujets fétiches: tours en contre-plongée, édifices détruits, immeubles éventrés et carcasses d'avions fracassées... N'est-il pas lassé d'y revenir encore et toujours? «Je ne sens pas que j'en ai fait le tour», répond-il. Et d'ajouter qu'il aime bien s'«obstiner» à traiter quelques sujets jusqu'à la lie. «À l'instar de Marwan Kassab Bachi qui a fait du visage humain un paysage et tout son univers», soutient-il, avec une admiration non dissimulée pour le peintre expressionniste syro-allemand dont il a été l'élève.

D'ailleurs, deux petites peintures de ce Marwan-là trônent, en bonne place dans le panthéon de tableaux, dessins (dont des pièces de son père et de son frère Saïd), gravures, icônes et miniatures persanes qui lui tiennent à cœur. Et qu'il a accrochés sur tout un pan de mur au centre de son atelier-appartement.
De petites pièces – «mes talismans», dit-il – qui contrastent avec la monumentalité de ses œuvres à lui. Souvent des diptyques, parfois même des triptyques, à l'instar d'un paysage de décombres et gravats (de 6 x 2,50 mètres) inspiré des images de la guerre en Syrie en phase d'être achevé. Et qui fait face à deux représentations en cours de drapeaux occidentaux brûlés. «Ils symbolisent le chaos et la division de notre monde contemporain. J'ai trouvé naturel de les peindre sur des affiches publicitaires récupérées.»
Entre deux périodes de travail frénétique, l'inspiration peut déserter Ayman Baalbaki. Il en profite pour retrouver des amis, disputer de longues parties d'échecs, discuter et refaire le monde. Ou alors, confortablement installé dans son coin diwan orientalo-moghol, aménagé entre deux piliers de béton (avec sofas au sol et sièges recouverts de fourrure blanche), l'artiste se livre à une autre de ses occupations favorites: la lecture d'essais politiques, sociaux et artistiques. Car, au final, c'est de sa vie, calquée sur celle d'un pays en perpétuel chamboulement, de ses questionnements identitaires ainsi que d'un mix singulier de culture populaire orientale et de références artistiques diverses (il cite, entre autres, Bruegel, Picasso, période cubiste ou les muralistes mexicains...), qu'Ayman Baalbaki nourrit son art. Tout simplement... viscéral.


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La flambée Ayman
En mars dernier, lors de la vente aux enchères par Christie's Dubaï de la collection Johnny et Nadine Mokbel, une monumentale Babel d'Ayman Baalbaki avait été adjugée (commission comprise) à 485000$. Le couple de collectionneurs l'avait achetée en 2007 à... 7000 $.
C'est à partir de 2009 que, boostées par ses expositions à l'international (Londres, Turin, New York ou encore sa participation à la Biennale de Venise 2012), les œuvres de cet artiste ont commencé à décoller dans les ventes aux enchères. De Sotheby's et Christie's au Qatar et à Dubaï notamment, où elles atteignent régulièrement le double et triple de leurs
estimations.

À 5 ans, des nuits entières passées à dessiner
Il fait partie d'une tribu d'artistes. De son père Fawzi à son frère Saïd, ses cousins et cousine, dont Oussama, Loubnan et Hoda, les Baalbaki ont l'art dans le sang. Une ambiance familiale propice dans laquelle Ayman a baigné depuis sa tendre enfance. « Dès l'âge de 5 ou 6 ans, il nous arrivait de passer toute la nuit à dessiner et peindre, mon frère Saïd et moi, sous la férule de notre père. » Ce dernier annotait leurs dessins d'explications au verso ! Pour ses deux fils la voie picturale était donc naturellement toute tracée. Tous deux feront les beaux-arts de l'UL avant de prendre la direction de Berlin pour Saïd, qui s'y est installé, et Paris pour Ayman, qui fera l'École nationale des arts décoratifs et un début de doctorat à Paris VIII. Avant de revenir vers cette terre instable et chaotique, sombre et kitsch, qui nourrit son inspiration.

 

Pour mémoire
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