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Nos Lecteurs ont la Parole - Marwan SEIFEDDINE

La question kurde : le régime turc sur la corde raide

Les analyses se multiplient depuis une semaine pour comprendre les derniers développements de la politique de la Turquie qui vient de bombarder les positions de l'EI et demande à ses alliés occidentaux l'établissement d'une zone de sécurité au nord de la Syrie. Les attaques de la Turquie contre l'EI seraient-elles de la poudre aux yeux, et auraient-elles pour unique but celui d'obtenir des concessions de la part de ses alliés occidentaux relatives à la politique de la Turquie face au problème kurde ? Tout porterait à le croire. Le véritable enjeu pour le gouvernement turc est d'empêcher à tout prix que les deux zones du nord de la Syrie contrôlées par les Kurdes et séparées actuellement par un territoire tenu par l'EI ne soient réunies par les combattants kurdes et forment ainsi un territoire d'un seul tenant à dominante kurde et mitoyen à la Turquie. Le gouvernement turc fera tout pour éviter que cette situation ne se produise, quitte à laisser faire, voire appuyer, l'EI en secret (ce qu'il a fait pendant ces quatre dernières années !) s'il n'arrivait pas à obtenir l'établissement d'une zone tampon au nord de la Syrie dont il aurait le contrôle effectif.
La position de la Turquie dans le conflit actuel rappelle singulièrement celle de l'Autriche-Hongrie à la veille de la Première Guerre mondiale. À l'époque, l'Autriche-Hongrie dont la population comprenait une minorité serbe craignait l'établissement d'une Grande Serbie sous l'impulsion du royaume serbe indépendant à ses frontières. Un tel développement aurait eu pour résultat l'éclatement de l'empire austro-hongrois qui avait déjà beaucoup de mal à endiguer les aspirations nationalistes des diverses minorités (serbe, slovène, croate, tchèque, slovaque, etc.), lesquelles, avec les deux composantes germanique et hongroise, constituaient la population de l'empire. L'Autriche-Hongrie a hésité pendant plusieurs années à déclarer la guerre à la Serbie par crainte d'une intervention russe ; finalement l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand a précipité les choses, et l'on connaît la suite.
Au Moyen-Orient, les Kurdes ont ces dernières années marqué des points : en Irak d' abord où le Kurdistan irakien est devenu une province autonome semi-indépendante qui déclarera son indépendance tôt ou tard en fonction de la conjoncture régionale (les déclarations de Massoud Barzani, président du Kurdistan irakien, aux journalistes vont dans ce sens). En Syrie, les Kurdes ont été capables de défendre leurs zones et de repousser l'EI, ce que ni l'armée syrienne ni l'armée irakienne n'ont été capables de faire jusqu'à présent, et c'est le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit et déclaré mouvement terroriste en Turquie, qui semble être le fer de lance de la résistance à l'EI. Les zones kurdes de Syrie sont actuellement autogouvernées et très probablement ne se fonderont plus dans un État syrien centralisé comme ce fut le cas avant le début du conflit en Syrie. En Turquie, le parti prokurde HDP a pour la première fois obtenu 80 sièges au Parlement et constitue un puissant bloc indépendant. Par ailleurs, il n'est de secret pour personne que le HDP entretient des liens avec le PKK qui vient de rompre la trêve avec le régime d'Ankara, et le fossé se creuse déjà ente le parti d'Erdogan et le HDP. Tous ces éléments montrent que les Kurdes ont le vent en poupe et que l'idée d'un État, ou de plusieurs États kurdes, ne relève plus de la fiction. En fait, il est difficile d'envisager une inversion du sens de l'histoire. Il y a trente à trente-cinq millions de Kurdes entre la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie. Dans ces conditions, pourquoi continuerait-on à dénier un État indépendant à ce peuple qui vit sur des territoires contigus quoique répartis entre plusieurs pays, alors que des micro-États reconnus existent partout dans le monde? Le régime d'Erdogan se trouve actuellement confronté à une situation complexe. Il doit empêcher par tous les moyens l'établissement d'une ou de plusieurs entités kurdes indépendantes sur sa frontière sud avec la Syrie ou l'Irak et une montée des revendications d'un Kurdistan indépendant sur son propre territoire. Il doit aussi essayer de se tailler, géopolitique oblige, une zone d'influence en Syrie dans le cadre de deux scénarios probables d'une partition de ce pays ou de sa transformation en une confédération flasque. De plus, la Turquie doit renforcer ses relations avec ses alliés de l'Otan, car il faudrait s'attendre à une réaction de la Russie face à une éventuelle intervention de l'armée turque sur le territoire syrien. D'autre part, la Turquie doit gérer ses relations ambiguës avec Israël, qui a déjà tissé des liens importants avec le Kurdistan irakien, ainsi que ses relations avec les États arabes, notamment les monarchies du Golfe. Aussi, la Turquie ne peut-elle se permettre de prendre des positions qui risqueraient d'aboutir à une rupture de ses relations avec l'Iran dont elle dépend fortement pour ce qui est des livraisons d'hydrocarbures. Enfin, une politique hostile envers l'Iran ne laisserait pas indifférente l'importante communauté turque halévie qui pratique un chiisme duodécimain et qui représente quinze à vingt pour cent de la population du pays. Tout compte fait, le régime turc n'a pas l'initiative stratégique et sa marge de manœuvre rétrécit comme une peau de chagrin. Un faux mouvement pourrait lui être très coûteux, tout comme ce fut le cas pour l'Autriche-Hongrie en 1914.

Les analyses se multiplient depuis une semaine pour comprendre les derniers développements de la politique de la Turquie qui vient de bombarder les positions de l'EI et demande à ses alliés occidentaux l'établissement d'une zone de sécurité au nord de la Syrie. Les attaques de la Turquie contre l'EI seraient-elles de la poudre aux yeux, et auraient-elles pour unique but celui d'obtenir des...
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