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À La Une - L'Orient Littéraire

Samir Kassir, dix ans après

Samir Kassir, "je l’imagine à cet âge, un peu bedonnant, les cheveux gris, la barbe grise, et les sourcils, même les sourcils, déjà un peu gris, et il souffre d’un lumbago chronique", écrit Farouk Mardam Bey dans L'Orient Littéraire.

En ce mois de mai 2015, Samir aurait eu cinquante-cinq ans. Je l’imagine à cet âge, un peu bedonnant, les cheveux gris, la barbe grise, et les sourcils, même les sourcils, déjà un peu gris, et il souffre d’un lumbago chronique. L’« enfant-miracle », comme le nommaient ses amis pour le taquiner, a vieilli. Mais c’est une chance de pouvoir vieillir. Ce qui est scandaleux, c’est de mourir à quarante-cinq ans, le plus bel âge d’un homme.
 
J’imagine donc Samir au présent. Il aime toujours l’Italie, et surtout, en Italie, les Italiennes, et plus que toutes les Italiennes, Claudia Cardinale. En France, ce n’est pas une actrice, aussi belle soit-elle, qui le passionne, mais des historiens, les enfants et petits-enfants de Fernand Braudel. Il se souvient avec tendresse de Maxime Rodinson, qu’il a plusieurs fois rencontré et s’indigne du sort réservé par des monstres à Michel Seurat. Il fredonne derrière Léo Ferré un vers d’Aragon : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Il me demande comment, par quel tour de passe-passe, Sarkozy, puis Hollande, ont réussi à se faire élire présidents de la République.
 
Le vieux Grévisse n’a pas changé de place, il est encore là, sur son bureau, à côté du Petit Robert que nous appelions familièrement Le Bob. Il y vérifie les usages d’un mot rare qu’il a envie de placer dans un article, là où on ne l’attend pas. Le regard est toujours malicieux, le sourire moqueur, et l’orgueil, l’orgueil de celui qui se sait très doué et qui agaçait les imbéciles, est intact. Comment le lui reprocher ?
 
Depuis que nous ne le voyons plus, il a écrit les trois livres qui le tenaient à cœur. Le premier est un roman noir, à peine commencé en 2005. Il raconte l’histoire d’un journaliste libanais honnête poursuivi par des tueurs à la solde du minable dictateur d’un pays voisin. Le thème, je vous l’accorde, n’est pas très original. En revanche, le personnage du dictateur n’a que très rarement été si bien campé. Le deuxième livre est la biographie de Nasser. Ce n’était pas facile de la réussir, contre l’adulation béate des uns et le dénigrement systématique des autres. Quant au troisième, c’est la pertinente et tant attendue analyse du régime syrien par le recours, non à la science politique, mais à certaines séquences mémorables du film Le parrain de Coppola. J’aurais tant aimé en être le coauteur…
 
Je ne peux m’empêcher de penser à ce que Samir aurait dit, le jour de son cinquante-cinquième anniversaire, à propos du Liban, de la Palestine et, bien entendu, de la Syrie. Il est vilain de faire parler les morts, mais je suis persuadé qu’un défenseur acharné comme lui de l’indépendance du Liban aurait vigoureusement critiqué le Hezbollah pour avoir pris les Libanais en otage, bloqué le jeu des institutions, envoyé ses hommes en Syrie tuer et se faire tuer, et montré qu’il n’était, ou n’était plus, qu’un instrument de l’ambition impériale iranienne.
 
Le Palestinien qu’il était aurait fustigé une Autorité pourrie jusqu’à la moelle, sans la moindre autorité sinon celle que lui délèguent les Israéliens, et un Hamas qui combine fanatisme religieux, cynisme politique et aventurisme guerrier. Le même Palestinien aurait été suffoqué en voyant beaucoup de Palestiniens, et beaucoup de prétendus amis des Palestiniens, applaudir sans vergogne un régime dont la ligne de conduite, depuis qu’il existe, a été de sacraliser la « Cause palestinienne » pour mieux étouffer les Palestiniens.
 
Le Syrien, enfin, qui a été l’un des tous premiers à s’exprimer sans ambages sur la politique des Assad, en Syrie même et sur le plan régional, qui a dénoncé comme personne la mafia sécuritaire syro-libanaise, qui a payé le prix le plus fort pour avoir osé le faire, ce Syrien se serait probablement contenté de pleurer avec les siens tout en leur demandant de tenir bon. Ils n’ont pas le choix, leur dirait-il, ils doivent tenir bon. Contre les deux États de barbarie, celui du clan mafieux qui l’a assassiné et celui des djihadistes coupeurs de têtes. Et s’il le faut, contre toute cette inhumaine humanité.
 
J’ai écrit ces quelques lignes les yeux embués de larmes, comme il m’arrive chaque fois que je me souviens de Samir ou qu’on évoque son nom. Ceux qui les liront les jugeront peut-être maladroites et m’enjoindront de faire enfin mon deuil. Est-il raisonnable, au milieu d’une hécatombe, de ressentir la disparition d’un ami, survenue dix ans plus tôt, comme une blessure béante ? En a-t-on le droit, politiquement et moralement ? Peu m’importe. Le meurtre de Samir préfigurait tous les autres. Et mon propre malheur de l’avoir perdu est ma façon d’éprouver tout le malheur arabe.
 
 
Retrouvez l’intégralité de L'Orient Littéraire ici.

En ce mois de mai 2015, Samir aurait eu cinquante-cinq ans. Je l’imagine à cet âge, un peu bedonnant, les cheveux gris, la barbe grise, et les sourcils, même les sourcils, déjà un peu gris, et il souffre d’un lumbago chronique. L’« enfant-miracle », comme le nommaient ses amis pour le taquiner, a vieilli. Mais c’est une chance de pouvoir vieillir. Ce qui est scandaleux, c’est...

commentaires (1)

La condition humaine ou le drame arabe dans toute sa douleur... Poignant, sincère, touchant... Très bel hommage à un grand rêveur, un Gavroche des temps modernes. Puisse notre combat apporter la paix un jour ! Un jour... Couleur d'orange... Comme disait le poète.

Chaden Maalouf Najjar

09 h 28, le 02 juin 2015

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Commentaires (1)

  • La condition humaine ou le drame arabe dans toute sa douleur... Poignant, sincère, touchant... Très bel hommage à un grand rêveur, un Gavroche des temps modernes. Puisse notre combat apporter la paix un jour ! Un jour... Couleur d'orange... Comme disait le poète.

    Chaden Maalouf Najjar

    09 h 28, le 02 juin 2015

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