Que représente Cannes pour vous ? Est-ce toujours aussi exaltant d'y être ?
Nadine Labaki Quand j'étais jeune étudiante, le Festival de Cannes était très dur, inaccessible. Il était difficile d'avoir une accréditation. Pour voir un film, il me fallait faire la queue dès 7h00 du matin et j'étais obligée de quémander des invitations à la porte. Puis, tout d'un coup, après que Caramel eut été sélectionné à la Quinzaine (on l'avait qualifié de « soleil de Cannes » à cette époque), les portes se sont ouvertes. Et mon film Et maintenant on va où, sans être récompensé dans la section Un Certain regard en 2011, avait été très vendu cette année-là.
Joana Hadjithomas Cannes, c'est le rêve. Il mêle des territoires cinématographiques qui se parlent et s'interpellent. De plus, outre les paillettes, le festival jouit d'une visibilité énorme pour toutes sortes de films. C'est toujours très intéressant et exaltant d'en être le témoin.
Vous avez fait partie d'autres jurys. En quoi Cannes diffère-t-il des autres festivals ?
N.L. J'ai fait partie de plusieurs jurys (Venise, Namur...) et, à chaque fois, c'est une aventure humaine nouvelle. Avoir des échanges avec tous les gens du métier me remplit de joie. De plus, être membre du jury d'Un Certain regard prouve que Cannes m'a adoptée et prend en considération mon avis. Je me sens désormais membre de la grande famille du cinéma. C'est un festival qui mêle glamour et marché à l'art, un festival qui réussit le parfait équilibre. Que dire de plus à part que Cannes est le plus grand festival du monde ?
J.H. J'ai participé aux jurys de Montpellier, au FID de Marseille... Très sollicitée, j'ai ralenti ces activités pour des raisons personnelles. Un jury, ça ne se prend pas à la légère. Il faut lui consacrer beaucoup de temps. Mais j'ai été contente de faire partie de celui de la Cinéfondation (films d'école) et des courts métrages. Il s'agit là de réalisateurs qui font des formes courtes. En leur décernant un prix, cela les aide à passer au long – un passage qui peut être difficile et délicat pour ces artistes. Il est donc bon d'être là pour les accompagner.
Pourquoi croyez-vous que vous avez été choisie pour cette section en particulier ?
N.L. On perçoit que le regard des cinéastes, qui viennent de cette partie du monde (NDLR : hors de la sphère occidentale), devient important. C'est ce que les sélectionneurs, à mon avis, ont pris en considération. Même Thierry Frémaux ne saurait vous répondre pourquoi ces films font partie de la sélection Un Certain regard. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a là un regard alternatif.
Par ailleurs, la sélection de ces jurés se fait au feeling. Il faut que le groupe soit homogène. Ce serait donc un casse-tête que de se retrouver avec un jury dont les membres ne s'entendent pas. Je pense que les films de cette section sont une leçon d'anthropologie ; une fenêtre sur le monde.
J.H. Je crois que les sélectionneurs essayent de trouver la bonne alchimie, mêler des sensibilités diverses qui s'équilibrent. Par ailleurs, ce n'est pas anodin qu'ils aient choisi deux Libanaises, une Saoudienne, un originaire d'Algérie et un Mauritanien. Quand on invite un juré, ce n'est pas forcément une nationalité qui est invitée, mais une cinématographie spécifique, tout comme Nadine Labaki et moi, qui avons des langages cinématographiques différents.
Comment se déroule le processus de jugement (consultations préalables, isolement...) ?
N.L. Nous visionnons les films ensemble, et avec le public. Après trois ou quatre films, nous nous retrouvons autour d'un déjeuner ou d'un dîner, et nous discutons. Puis nous tenons une réunion finale pour nous concerter à nouveau avant la décision.
J.H. Il n'y a pas d'isolement, mais certaines règles restrictives. Ainsi nous n'avons pas le droit de parler à la presse ou aux réalisateurs des films en compétition.
Comment décririez-vous votre cinéma ?
N.L. Je crois profondément au pouvoir du cinéma et à sa mission d'opérer un changement. Je suis consciente de cette responsabilité. Je considère que mon cinéma est un cinéma-message.
J.H. Khalil (Joreige) et moi avons un cinéma très politique, par le choix de ses sujets. Il se distingue aussi par une grande recherche formelle, souvent basée sur les émotions ou sur l'histoire (appréhendée comme un personnage à part entière). Il n'est pas restreint à un certain public, comme on le croit. J'ai par ailleurs une confiance totale dans le spectateur et dans sa liberté d'adhérer, à condition que la démarche soit sincère. Car le cinéma est rencontre. Notre cinéma est un projet de vie et nous faisons des films qui nous ressemblent.
Quel serait le secret de la réussite ?
N.L. Je suis ouverte aux autres. J'ai mes angoisses et mes doutes, mais je garde une vision optimiste du monde.
J.H. J'ai énormément de chance d'avoir rencontré sur mon chemin des personnes qui ont adhéré à nos folles aventures, car nous ne sommes pas stratégiques. C'est ce qui nous a amenés à faire des longs métrages, mais aussi des courts... On ne peut pas tous arriver au même lieu, parce qu'on ne fait pas tous le même voyage. L'important c'est que chacun ait un chemin artistique à suivre. S'il y arrive et s'il grandit de plus en plus, c'est merveilleux. Je pense que je suis sur le bon chemin, car je me nourris des cadeaux que je trouve sur ce parcours.
Nadine Labaki, Et maintenant on va où ? À la compétition officielle ?
Pourquoi pas ? Pas pour moi, mais pour mon pays et les thèmes que je défends. Ce serait la véritable consécration de ma carrière
Joanna Hadjithomas, Je veux voir... la compétition officielle ?
Oui, évidemment. Ce n'est pourtant pas la raison pour laquelle nous travaillons. Mais ce serait très émouvant. Je commence donc à m'y préparer (rires).