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Moyen Orient et Monde - Massacres de Sétif, Guelma et Kherrata

Crimes coloniaux de 1945 : pour écrire l’histoire, une reconnaissance est-elle indispensable ?

Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire et écrivain français, et Fouad Soufi, historien algérien et chercheur, reviennent sur les enjeux de la reconnaissance de ces forfaits.

Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’État aux Anciens combattants devant le mausolée de Saad Bouzid à Sétif. Photo AFP / FAROUK BATICHE

L'épisode tragique du 8 mai 1945 constitue l'acte fondateur de l'insurrection armée contre le système colonial en Algérie. La guerre de libération nationale qui portera ce pays à l'indépendance en 1962, ne peut se comprendre qu'à la lumière des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata qui enterrent définitivement tout espoir d'évolution politique.

Au cours d'une manifestation pacifique organisée par le Parti du Peuple algérien (PPA) et autorisée par les autorités françaises dans le cadre du 1er mai et des célébrations de la victoire historique sur le nazisme, Saad Bouzid, jeune scout algérien, est abattu d'une balle dans la tête par un policier pour avoir brandi le drapeau de l'Algérie indépendante. Dans les jours qui suivront, les émeutes algériennes gagneront tout le Constantinois. La répression sanglante exercée par les forces de l'armée française sera responsable de la mort de 30 000 à 45 000 personnes, selon les historiens, dans des villes qui ne comptaient pas plus de 200 000 habitants.

Aujourd'hui, la dette historique et morale de la France à l'égard du peuple algérien n'est toujours pas soldée et la question de la reconnaissance de la responsabilité par les autorités de Paris des massacres du 8 mai 1945 reste entière mais divise les historiens. La réappropriation de l'histoire algérienne implique-t-elle une reconnaissance officielle par l'État français ? Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire et auteur de L'Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies (Fayard, 2014), et Fouad Soufi, historien et chercheur au Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d'Oran, analysent cette question.

Pour Oliver Le Cour Grandmaison, la démarche de Jean-Marc Todeschini, le secrétaire d'État aux Anciens combattants et à la Mémoire, qui a déposé une gerbe devant le mausolée de Saad Bouzid le 19 avril dernier, est présentée à tort comme geste fort. Selon lui, en comparaison avec les discours des deux anciens ambassadeurs de France, en Algérie, notamment Bernard Bajolet, qui a évoqué la folie meurtrière et rappelé la responsabilité des autorités françaises de l'époque, « on est en deçà des déclarations antérieures. Cela n'a été qu'un geste qui ne s'est accompagné d'aucun discours, les exécutants ne sont pas nommés, l'État n'est pas désigné, ce n'est pas un pas en avant mais un pas de côté, qui est insuffisant et qui ne répond pas au vœu du Conseil de Paris, qualifiant ces massacres de crimes de guerre et de crimes d'État ».
M. Le Cour Grandmaison constate que « la France est notoirement en retard en comparaison avec d'autres pays qui ont un lourd passé colonial. Jusqu'ici aucune déclaration significative n'a été faite par le gouvernement français ou le président de la République. Crime de guerre et crimes d'État sont deux qualificatifs importants qu'il faudrait employer ».

C'est une autre position que défend l'historien algérien Fouad Soufi qui estime qu'il s'agit là d'une question politique : « Je fais partie de ceux qui affirment aujourd'hui que nous n'avons pas besoin de reconnaissance. Ces incantations sur la question de la reconnaissance font oublier que nos rapports avec la France sont autrement plus compliqués, l'existence même d'une forte communauté algérienne en France brouille totalement les cartes. » Pour M. Soufi, l'Algérie a d'autres problèmes plus spécifiques et plus importants que les « déclarations de principe pour satisfaire les égos nationaux ». Il estime également que des mesures concrètes doivent être prises s'agissant de la restitution des archives.

Le contentieux des archives
L'historien algérien rappelle ainsi qu'en 1961, au moment des premières négociations entre le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et l'État français, les autorités françaises ont lancé une procédure d'évacuation des archives administratives et historiques au prétexte qu'elles ont vu le jour dans le cadre de l'État colonial, mais « ce sont les archives nationales qu'il faut rendre à l'Algérie. Tout l'enjeu est de nous sortir de notre posture victimaire et de cette schizophrénie partagée par nos deux sociétés, pour aller vers la construction de rapports institutionnels, comme l'ont fait Français et Allemands, bien qu'il s'agisse d'une histoire proprement européenne moins lourde dans la psychologie collective », explique M. Soufi.

Sur cette question, M. Le Cour Grandmaison milite, pour sa part, pour une mise à disposition totale de ces archives. Il rappelle que la France a aujourd'hui des dispositions pour l'accès aux archives qui sont parmi les plus restrictives des pays démocratiques. « C'est une pratique ancrée dans des dispositions juridiques. Si un chercheur veut accéder aux archives militaires ou policières, par exemple, il doit s'adresser aux différentes institutions concernées qui sont ainsi à la fois juges et parties. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui un collectif unitaire « L'autre 8 mai 1945 » (cette date est aussi celle de la capitulation de l'Allemagne), soutenu par de très nombreuses organisations politiques et syndicales et des associations de défense des droits de l'homme, demande, outre la reconnaissance des massacres de Sétif et Guelma comme crimes de guerre et crimes d'État, l'ouverture de toutes les archives », explique l'universitaire.

Réappropriation ou rupture ?
De même, il récuse la rhétorique sur la nécessité de tourner la page du passé colonial et rappelle qu'au-delà des problèmes propres aux Algériens, « l'histoire de la colonisation est une histoire tragiquement commune. Ces crimes ont été perpétrés dans ce qui était juridiquement des départements français et concerne donc la France au premier chef ». Toujours d'après cet universitaire, le terme même de « repentance » est employé pour discréditer l'action des défenseurs de la reconnaissance : « Le terme de repentance a une connotation religieuse, il faut parler de reconnaissance dans le cas de ces massacres, comme l'on a estimé nécessaire et indispensable de le faire pour la participation du gouvernement de Vichy à la déportation et à la destruction des juifs d'Europe ; je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas concernant les crimes coloniaux même s'ils sont d'une autre nature puisqu'il s'agit de crimes de guerre et de crimes d'État. »

Pour Fouad Soufi, cette posture est l'expression d'un problème franco-français : « Il s'agit d'historiens français qui se battent pour l'honneur de la France, mais le rôle de l'historien algérien, lui, est de se battre pour écrire l'histoire de l'Algérie qui ne commence pas avec la colonisation française et ne s'achève pas avec sa fin. » Il estime que l'absence de reconnaissance de la responsabilité historique de la France dans ces massacres n'a jamais entamé les relations économiques entre les deux pays : « La réalité est plus forte que nos fantasmes. Il faut lutter contre l'instrumentalisation politique de la mémoire, il nous revient à nous Algériens de produire du sens et de la connaissance », conclut-il.

 

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