Ce n'est pas tant l'énormité du buzz qui interpelle que l'exacte superposition, sur et sous des strates et des strates et des strates de tragédies, d'un événement férocement futile, aussi mignon soit-il ; que l'avènement de ce mille-feuille hybride au goût de sang et de paillettes. Ce qui ne va pas/plus, c'est la dé-hiérarchisation de l'actualité. Plus rien n'a de l'importance parce que tout a désormais le même impact, le même effet. Non pas que le people ne soit pas nécessaire pour nourrir méticuleusement et rassasier la conscience collective, les rétines, les estomacs et les rêves des hommes en général, des Libanais en particulier. Loin de là. C'est juste le timing de cette fusion/acquisition de l'inutile avec le très grave qui stupéfie. Et de cela, naissent des monstres, des mythologies XXIe siècle totalement twistées, des échelles de valeurs improbables.
La sémiologie est drôle : ce mariage n'est même pas un conte de fées. Il n'y a pas de prince enfanté par les Grimm qui enfourche son cheval blanc pour aller kidnapper une paysanne, sublime et échevelée, et en faire une Wallis Simpson ; pas de richissime bourgeoise qui bovaryse sur Wysteria Lane, tombe amoureuse de son jardinier de 18 ans son cadet et quitte son mari pour épouser l'étalon. Ce mariage est l'union de deux success stories, toutes proportions gardées, une annexion du beau et du bon par le bon et par le beau, une union finalement tellement bien ficelée, tellement intelligente, qu'on la dirait arrangée, calculée, travaillée dans les moindres détails, des mois à l'avance.
Et avec cela, nous Libanais avons follement craqué. Le monde aussi, bien sûr, mais nous sommes loin devant. Le mariage vénitien sur Giudecca Island, les bachelors parties, le petit déjeuner, le déjeuner, le dîner, le mariage civil, la petite nièce de douze ans d'Amal en seule demoiselle d'honneur, le mariage en blanc crème, la main de George, la barbe de George, le costume Armani de George, le père de George, la mère d'Amal, la gondole Amore, l'affolante petite robe Giambattista Valli et Amal qui ressemblait, malgré ses cheveux nespresso, à Julia Roberts, les 1 200 bouteilles de tequila Casamigos, Angelina, Brad, Matt, Cindy et les autres obligés de se séparer de leurs téléphones portables et de leurs appareils photos, tout, absolument tout, a été lu, relu, re-relu, décortiqué, commenté, copy/pasté, murmuré, hurlé, raconté, recommandé des centaines et des centaines de fois. Dans les salons, chez le coiffeur, au supermarché et au restaurant, dans les écoles et les universités, sur les sites des journaux, partout. Plus que le rapt des soldats libanais par l'État islamique. Plus que l'imminence ou pas de nouvelles batailles à Ersal ou à Chebaa avec des pseudo-réfugiés syriens daechisés jusqu'à l'os. Plus que l'absence pérenne d'élection d'un président de la République par les députés libanais. Plus que la nouvelle, et sans doute pas dernière, autoprorogation par ces derniers de leur mandat parlementaire. Plus que les problèmes d'eau et d'électricité. Plus que l'insupportable allusion à (l'excellente) Carolayne (Ziadé, la n° 2 de la représentation libanaise à l'Onu) de Gebran Bassil à New York devant le ministre émirati des Affaires étrangères. Plus que les cas de violence contre les femmes. Plus que la grille des salaires. Plus que tout le reste.
Un peu de légèreté dans un monde de brutes ? Pur chauvinisme, fierté nationale exacerbée, aussi gauche soit-elle ? Énième symptôme de cette maladie génétique orpheline, incurable et infiniment libanaise : l'identification outrancière à l'autre, quel(le) qu'il(elle) soit pourvu qu'il(elle) n'ait pas grand-chose à voir avec le Liban ou qu'il(elle) en soit éloigné(e), ce besoin infini que nous, nihilistes sans le savoir, avons d'avoir des idoles ? Qu'est-ce que c'est, exactement ? Qu'est-ce qui fait que nous nous sommes jeté(e)s comme la misère sur le peuple sur le moindre, le plus inintéressant détail du mariage George Clooney/Amal Alameddine – et que nous continuerons à le faire, honteusement ou pas, tout aussi frénétiquement ou pas, furieux qu'elle n'ait pas choisi Rabih Keyrouz au lieu d'Oscar de la Renta ou pas, espérant une petite fille ou un petit garçon mi-hollywoodien(ne) mi-druze ou pas, attendant Amal en épouse de sénateur ou en Michelle Obama ou pas? Sachant, petit grain de sable dans le matté, que dans notre inconscient collectif de Libanais, Amal Alameddine aurait pu s'appeler Fatmé Hajj Hassan, Marie-Thérèse Khoury ou Nadine Harb que cela n'y aurait rien changé : ce n'était pas réellement elle l'important. L'important, l'inouï, c'est que George Clooney a choisi une Libanaise pour se marier une deuxième fois. Que c'est donc, en quelque sorte, le monde qui a enfin choisi le Liban, qui l'a vu, qui l'a regardé, et qui l'a installé là où il devait être : sur un bout de ciel, sous les projecteurs, noyé de glitter et de reconnaissance/considération planétaires. Il y avait quelque chose d'éminemment politique dans l'appréhension, la perception que nous avons eue de ce mariage.
Puérils, patauds, un peu pathétiques, mais finalement si touchants : voilà ce que nous sommes. Et pendant que l'on se pâmait, un site un tantinet féministe, mais terriblement malin, www.thebusinesswomanmedia.com, annonçait la nouvelle comme nous aurions peut-être dû/pu le faire : L'avocate mondialement plébiscitée Amal Alameddine a épousé un acteur. Point. Sauf que nous, nos filles, nous les aimons tellement qu'on finit par les oublier, obnubilés que nous sommes par l'impératif de les marier. De nous trouver un gendre, idéal ou pas. Voilà qui est chose faite.
Pathétiques. Et touchants.
Liban - En dents de scie
George Clooney is inside
Un infirme se plonge dans l'eau de Lourdes pour que sa situation s'améliore
et en ressort avec une chaise roulante toute neuve.
Roland Barthes
OLJ / Par Ziyad MAKHOUL, le 04 octobre 2014 à 22h51
commentaires (4)
"L'insoutenable legerete de l'etre " .
FRIK-A-FRAK
12 h 30, le 04 octobre 2014