Nan, modèle pour «American Ghotic».
Cet éclairage sur une telle interaction, si importante pour l'acte créateur, est révélé dans une exposition organisée par les Archives de l'art américain. Intitulée «Les artistes et leurs modèles», elle donne à voir une centaine de photographies, de lettres, de cartes et de croquis contant leurs rapports personnels.
On retrouve, entre autres, les souvenirs de l'homme qui a posé pour le portrait de George Washington dans une toile célèbre (Washington traversant le fleuve du Delware, 1851) qui se trouve aujourd'hui au Metropolitan Museum; une lettre ornée d'une belle paire de jambes d'une fan d'Alberto Vargas (peintre péruvien connu pour ses toiles de «pin-up girls» dans les années 50); la correspondance de Jose de Creeft à sa fille, qui a posé pour la sculpture Alice au pays des merveilles (1959), dressée au Central Park à New York. Il y a aussi un discours du sociologue allemand Max Weber décrivant une classe privée donnée par Henri Matisse, en 1908, et à laquelle il avait assisté.
Le plus surprenant des modèles est celui choisi par Grant Wood qui signe l'iconique tableau American Ghotic (1930) représentant un couple américain, symbole de la vie rurale du XIXe siècle. Pour tracer le visage austère, énigmatique et longiligne de la femme, le peintre avait fait poser sa sœur Nan qui, au naturel, avait un physique avenant. Par la suite, pour se faire pardonner, Wood peint un très beau portrait de sa sœur qui évoque ce geste dans un de ses écrits, L'Histoire de mon portrait, figurant dans l'exposition. On la voit assise sur une chaise, habillée et coiffée au goût du jour, et tenant dans ses mains un poussin, de la couleur de ses cheveux, et un oiseau. Quant à l'homme d'American Ghotic, tenant en main une fourche, emblème du labeur, ses traits sont inspirés de ceux du dentiste de l'artiste.
Le regard révélateur de ceux en pose
À signaler également sur ces cimaises l'évocation du temps (jusqu'aux années 20), où il était scandaleux de poser en tenue d'Adam. Témoin, une lettre adressée à un membre du Congrès par le président de l'Académie nationale réclamant des excuses après une initiative marginalisant les artistes ayant fait poser des modèles nus. L'une de ces modèles, l'Afro-Américaine de San Francisco Florence Allen, muse de Wayne Thiebaud, Mark Rothko et Diego Rivera, cherchait à professionnaliser ce métier et à l'encadrer par un syndicat. Il y a aussi un artiste débutant, Anton Kemp, qui a «modelé» pour le grand maître des portraits John Singer Sargent
La directrice des Archives de l'art américain fait remarquer: «L'histoire de la vie des modèles n'est pas, en général, une préoccupation majeure. Cependant, à travers leurs histoires, on est arrivé à d'extraordinaires découvertes sur les travaux des artistes, leurs vies et leurs processus créatifs. Par exemple, le journal de Nan Wood livre une perspective insoupçonnée de la technique de peindre de son frère, invitant à regarder plus profondément les œuvres qu'habituellement on perçoit juste comme telles et comme allant de soi. Ces documents et ces œuvres que nous avons réunis en disent long sur ce qui se passait en studio entre artistes et modèles: leurs drames, leurs relations et leurs inspirations mutuelles.»
Les Archives de l'art américain, qui donnent ainsi la parole aux modèles des grands noms de la peinture et de la sculpture, sont des plus importantes ressources dans ce domaine à travers le monde. Leur collection comprend environ 20 millions de témoignages (y compris films et enregistrements) d'artistes, de marchands d'art, de modèles, de collectionneurs et de curateurs. Et, bien sûr, ce département s'est mis de suite à l'heure des nouvelles technologies pour que ses trésors soient facilement accessibles à tous et sous toutes les latitudes.
