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Moyen Orient et Monde - Commentaire

Le fossé grandissant entre chiites et sunnites

Dignitaires et fidèles chiites et sunnites irakiens ont mis leur antagonisme en sourdine le temps d’une prière commune dans l’enceinte du mémorial al-Chahid de Bagdad, érigé en 1983 et dédié aux martyrs de la longue guerre irano-irakienne, le vendredi 24 mai 2013. Ali al-Saadi/AFP

Les récentes élections législatives en Irak, les premières depuis le retrait des troupes américaines en 2011, ont été organisées dans un contexte de violences croissantes qui se rapproche rapidement du climat de terreur prévalant pendant l'insurrection de 2005-2007. Le nouveau gouvernement parviendra-t-il à rétablir l'ordre et à répondre aux nombreux défis posés à l'Irak ?


Les problèmes sont en effet colossaux. Les autorités doivent résoudre des questions constitutionnelles fondamentales (décider par exemple si l'Irak sera un État fédéral ou une confédération), reconstruire la société civile, réformer les institutions de l'État, relancer l'économie, et éradiquer la corruption et le gaspillage dans le secteur pétrolier.


Mais parvenir à combler le fossé sectaire qui sépare les citoyens chiites et sunnites représente sans doute le défi le plus complexe de tous. Ce clivage est apparent dans d'autres pays arabes (en Syrie, au Liban, dans les pays du Golfe et au Yémen), et devient de plus en plus apparent dans l'ensemble du monde musulman (y compris au Pakistan, en Malaisie et en Indonésie). S'agit-il d'une aberration historique, ou les deux plus grands courants de l'islam sont-ils voués à une hostilité réciproque perpétuelle ?


Les deux communautés ont coexisté en paix pendant certaines périodes de l'histoire. Mais ce qui compte aujourd'hui est que les chiites et les sunnites ne portent pas le même regard sur leur passé commun et que la mémoire historique peut être faussée – voire inventée – pour créer la méfiance et l'animosité.

 

(Pour mémoire : Les "Brigades sunnites libres de Baalbeck" déclarent la "guerre ouverte" au Hezbollah)


Le renversement de la première dynastie musulmane, celle des Omeyyades, farouchement antichiites, en l'an 750 par les Abbassides, descendants de l'un des oncles du prophète Mohammad, fit naître un espoir de rapprochement, qui ne dura pas, entre les chiites et les sunnites. Les 500 années du califat abbasside qui suivirent fournissent de nombreux exemples des rapports qu'entretinrent par la suite les deux communautés.
Les différents héritages laissés d'une part par le calife al-Nasir (1180-1225) et de l'autre par le dernier calife abbasside, al-Musta'sim (1242-1258), sont particulièrement éloquents. Le règne d'al-Nasir – qui considérait les chiites comme une partie intrinsèque de la communauté islamique et qui chercha à traiter tous ses sujets sur un pied d'égalité – a été caractérisée par une forte baisse des tensions sectaires. Les affrontements entre chiites et sunnites – marqués par des meurtres, des incendies criminels et autres violences – étaient par contre fréquents pendant le règne d'al-Musta'sim.


Ces deux exemples démontrent l'importance que prennent les qualités de dirigeant lorsque des communautés qui revendiquent des vérités différentes sont soumises à la même autorité politique, et en particulier quand ces communautés veulent s'assurer que leur survie n'est pas menacée.


Les dirigeants politiques actuels de l'Irak devraient tirer les leçons du passé et faire en sorte qu'aucune des communautés du pays ne soit victime de discrimination ou de marginalisation. Ces leçons sont valables pour l'ensemble du monde musulman. Au Pakistan, par exemple, des meurtres sectaires sont commis presque quotidiennement ; en Malaisie, la minuscule population chiite est perçue comme une menace existentielle ; et les cercles wahhabites tiennent un discours incendiaire sur les sectes rivales, en Arabie saoudite et au-delà.
Les questions politiques et les luttes de pouvoir expliquent une grande partie de la violence et de la méfiance. Les craintes d'une hégémonie menée par l'Iran ont par exemple incité les dirigeants du Golfe à s'interroger sur la loyauté de leurs citoyens chiites. Les partis politiques malaisiens se servent du sentiment antichiite pour attiser la peur, attirer les voix des électeurs et consolider leur pouvoir. La Syrie et ses alliés régionaux sont déterminés à maintenir un nouvel équilibre du pouvoir régional qui a penché en leur faveur à la suite de l'invasion de l'Irak par la coalition menée par les États-Unis.


Mais les calculs politiques n'expliquent pas tout. La chute de Saddam Hussein en 2003 fournit un bon exemple de la manière dont un événement politique, vu au travers d'un prisme sectaire, peut être interprété différemment. La destruction de l'État irakien par les États-Unis a instauré un nouvel ordre politique précaire qui a cherché à compenser des années de domination sunnite en favorisant les chiites. Mais le choc suscité par la brutale perte du pouvoir par les sunnites a donné lieu à un discours, largement répandu dans le monde musulman, qui veut que les chiites soient coupables de collusion avec l'occupation américaine du pays – un point de vue renforcé par les événements en Syrie.


Selon ce scénario, les chiites ont simplement renoué avec leur rôle historique de sabotage et de complicité avec l'ennemi. N'est-il pas vrai, dit ce même discours, que les chiites ont été complices des Mongols lors de la chute de Bagdad en 1258, culminant par la mort du dernier calife abbasside et la destruction de l'empire abbasside, « l'État universel » des musulmans ?


Plusieurs historiens médiévaux musulmans soulignent le rôle joué par le vizir chiite Ibn al-Alqami, affirmant qu'il avait comploté avec les Mongols pour renverser le califat. Autrefois connue par une poignée d'érudits, l'histoire de ce vizir joue à présent un rôle central dans les conflits entre chiites et sunnites. En fait, alaqima, le pluriel du mot arabe alqami, sert aujourd'hui à qualifier les chiites de traîtres.


Les forums des médias sociaux sont emplis de polémiques sur l'aide que les chiites auraient apportée aux envahisseurs, qu'ils soient mongols ou américains. Certains commentaires disent même que les chiites irakiens sont les descendants d'al-Alqami et que le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, est la réincarnation actuelle de ce vizir.

 

(Voir notre dossier :Maliki, « l'homme fort » de Bagdad à défaut de mieux (réservé aux abonnés))


Ces diatribes reflètent la mémoire historique polarisée de l'Irak. Malgré la multitude de preuves historiques de relations intercommunautaires pacifiques, de nombreux individus préfèrent – par simple ignorance du passé ou par besoin d'affirmer la suprématie de leur forme de vérité – répandre des histoires de duplicité et de trahison qui perpétuent la haine.


De manière plus importante, la situation actuelle est le résultat d'un manque de sagesse, de responsabilité et de simple décence de la part des dirigeants politiques et religieux qui choisissent d'alimenter, au lieu d'atténuer, les dissensions intercommunautaires. Chaque communauté connaît trop mal l'histoire et les croyances des autres communautés, et le peu qu'elle en sait a été noyé par la colère sectaire et sa rhétorique empoisonnée.


Tant que les chiites et les sunnites refusent de considérer leur passé commun, il est difficile d'imaginer leur avenir commun. Et si les dirigeants politiques et religieux sont incapables ou refusent de chercher un terrain d'entente, il reviendra aux individus, aux groupes et aux institutions de la société civile partageant les mêmes points de vue de rétablir un respect mutuel et des avenues de coopération. Il faudra pour ce faire de la patience, des compétences et, surtout, une ouverture des esprits et des cœurs.

 

Ali A. Allawi, ancien ministre irakien du Commerce et ancien ministre de la Défense (2003-2004), est professeur-chercheur au Middle East Institute, de l'Université de Singapour. Son ouvrage le plus récent est « Faisal I of Iraq » (une biographie de Fayçal Ier d'Irak).

 

Nassima Neggaz est chercheuse postdoctorale au Middle East Institute, de l'Université de Singapour.

 

© Project Syndicate, 2014. Traduit de l'anglais par Julia Gallin.

 

 

 

Les récentes élections législatives en Irak, les premières depuis le retrait des troupes américaines en 2011, ont été organisées dans un contexte de violences croissantes qui se rapproche rapidement du climat de terreur prévalant pendant l'insurrection de 2005-2007. Le nouveau gouvernement parviendra-t-il à rétablir l'ordre et à répondre aux nombreux défis posés à...

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