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Syrie : une littérature de résistance

Première de couverture du roman "Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville" de Khaled Khalifa. Photo DR

L'attribution du prestigieux prix Naguib Mahfouz à l'écrivain syrien Khaled Khalifa pour son roman Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville (Dâr al-Adâb, Beyrouth, 2013) devrait inciter davantage de lecteurs à prendre connaissance d'une littérature qui, à de rares exceptions près, n'a pas eu jusqu'à présent une diffusion comparable à celle des littératures égyptienne ou libanaise. Comme dans son précédent roman, Éloge de la haine (Sindbad-Actes Sud, 2011), mais avec un usage plus subtil de son talent de conteur, Khaled Khalifa explore en profondeur la vie d'une famille alépine ballottée par l'histoire. À travers elle, il restitue les moments les plus douloureux des cinquante dernières années, marqués autant par la répression policière que par la corruption, mais aussi par les peurs et les méfiances communautaires, le fanatisme religieux et une profonde crise morale voilée sous le voile. Ce que résume un personnage du roman par un mot: « la honte ». La honte, dit-il, ou l'un ou l'autre de ses synonymes, tant pour la société dans son ensemble que pour chacun de ses membres.

Khaled Khalifa est l'un des écrivains syriens qui ont osé dès le début des années 2000 ranimer le souvenir des événements tragiques des deux précédentes décennies, mettant fin à l'amnésie que la grande majorité de leurs concitoyens s'étaient imposée, le plus souvent par peur et parfois dans l'espoir d'une improbable réconciliation nationale. Dans un pays où l'état d'urgence était en vigueur depuis près d'un demi-siècle, où sévissait une censure préalable à toute publication, où les services de renseignement contrôlaient sévèrement les maisons d'édition et les imprimeries et où l'Union des écrivains prétendait décider de ce qui pouvait ou ne pouvait pas être écrit, à peine deux ou trois romanciers ou nouvellistes avaient en effet témoigné de la terrible épreuve des prisonniers politiques, et aucun de la dévastation de Hama et d'autres villes au cours de l'affrontement entre les forces armées du régime et les Frères musulmans. Non que la production littéraire syrienne n'eût pas durant ces longues années transgressé certains tabous politiques, religieux ou sexuels, ni qu'elle fût restée étrangère au considérable renouveau formel que connaissait la littérature arabe dans son ensemble, mais elle avait généralement continué, tantôt pour contourner la censure, tantôt pour d'ambigües raisons idéologiques, à respecter les lignes rouges qui sanctuarisaient les assises sécuritaires et claniques du pouvoir.

Même les auteurs qui se disaient à l'époque engagés dans les luttes sociales et politiques, et quelle que fût la conviction intime de chacun d'eux, étaient ainsi forcés d'user de subterfuges : ils dénonçaient certes les atteintes aux libertés collectives et individuelles mais en situant l'intrigue dans un autre temps ou un autre lieu ; ils traitaient de la corruption mais comme une vulgaire délinquance et non comme un mode de gouvernement ; ils fustigeaient le Pouvoir, un pouvoir abstrait, mais pas celui qui exerçait ses ravages « ici et maintenant » ; ils imputaient les défaites militaires et les retards accumulés dans tous les domaines aux structures sociales archaïques et presque jamais au système politique progressivement mis en place depuis le coup d'État de 1963. Ceux d'ailleurs parmi eux qui s'aventuraient jusqu'à frôler les lignes rouges s'attiraient les foudres des censeurs et leurs livres étaient interdits à la circulation même quand ils étaient publiés par le ministère de la Culture.

C'est toutes générations confondues que la littérature syrienne a commencé en 2000 à se libérer de ces contraintes. La disparition de Hafez al-Assad faisait espérer ne serait-ce qu'une petite ouverture politique, en dépit des conditions extravagantes de la dévolution du pouvoir à son fils. On se rappelle que moins de trois mois plus tard, une déclaration signée par 99 intellectuels a été publiée, qui réclamait l'abrogation de l'état d'urgence, la libération des prisonniers politiques, le retour des exilés et la restauration des libertés démocratiques. Cette nouvelle sensibilité politique n'a pas tardé à s'affirmer en littérature par la parution successive de romans et de récits qui tranchaient avec la production des précédentes décennies par leur liberté de ton, sinon toujours par leur qualité proprement littéraire. Tous leurs auteurs ont évidemment eu des démêlés avec la censure et presque tous ont été obligés de s'exiler, surtout après le déclenchement du soulèvement en mars 2011. Qu'il suffise de citer ici les noms des romancières et romanciers Manhal al-Sarrâj (Comme il sied à un fleuve, 2002), Rosa Yaseen Hassan (Ébène, 2004), Khalil al-Ruzz (Saumon irlandais, 2004), Samar Yazbek (La Glaise, 2005) et Khaled Khalifa (Éloge de la haine, 2006), ainsi que celui de Moustafa Khalifé, auteur d'un récit carcéral particulièrement poignant (La Coquille, 2007- traduit en français par Stéphanie Dujols, Sindbad-Actes Sud, 2007).

Littérature contre l'oubli, littérature de résistance, ces œuvres ne représentent sans doute pas toute la littérature syrienne et ne doivent pas faire oublier les belles réalisations des aînés comme Hani al-Rahib, Khayri al-Dhahabi, Nabil Sulayman, Mamdouh Azzam ou Fawwaz Haddad. Il reste qu'au moment où la Syrie est menacée de disparition en tant qu'État-nation, elles permettent justement de comprendre pourquoi on en est arrivé là.

 

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