Rechercher
Rechercher

À La Une - Feuille de route

Le temps de la confabulation

La roche Tarpéienne, à Rome.

Le temps de l’intimidation. C’est le titre de l’ouvrage choisi par la sociologue Jocelyne Boustany pour analyser la « stratégie de communication » employée par le Hezbollah depuis la révolution du Cèdre face aux différentes échéances et aux divers enjeux de pouvoirs auxquels ce parti s’est retrouvé confronté. L’on ne peut tomber plus à propos, question formulation, en entendant les dernières déclarations du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, concernant sa « victoire militaire » en territoire syrien, qui doit, « naturellement », selon lui, être commuée en « victoire politique » au Liban. L’art de la rhétorique discursive, Nasrallah et ses seconds en sont des champions. Si bien qu’il lui suffit de lancer une formule, un concept opératoire sur la scène politique libanaise, pour que ses adversaires, et avec eux une ribambelle d’observateurs et d’acteurs divers (intellectuels ou diplomates), le reprennent en chœur d’une manière hypnotique et se mettent à gloser et à théoriser pour contre-attaquer. Il en a été ainsi avec « le Liban n’est pas l’Ukraine », avec le triptyque « armée-peuple-résistance », puis « le tiers de garantie (ou de blocage) », ou encore les « faux témoins ». Une armada de concepts fabriqués de toutes pièces pour alimenter des débats passionnés, mais néanmoins viciés à la base, en fonction d’une même stratégie médiatique gagnante à chaque coup : mieux vaut délimiter le cadre du discours politique soi-même, afin d’y entraîner et d’y piéger ensuite l’ennemi confortablement.


Aujourd’hui, ce « piège » que Nasrallah est en train de tendre à « l’ennemi » s’appelle la « victoire en Syrie ».
À première vue, comme toujours, Nasrallah aurait raison. Le halo pontife de « grand stratège » qu’on lui prête – bien trop prestement – lui conférerait une autorité, un charisme et une rationalité dans le discours difficilement questionnable. Qui plus est, une lecture littérale des récents événements régionaux et internationaux attesterait de la véracité de ce que prétend le Hezbollah : les États-Unis ont enfin « reconnu » le caractère incontournable de la puissance régionale iranienne en acceptant une ouverture ; Bachar el-Assad tient tête comme Charles Martel – il ne manquerait plus, pour la vague d’extrême droite européenne, sinon planétaire (à commencer par les participants à la réunion de Harissa, hier), que de le rebaptiser Bachar (Le) Martel – aux hordes de barbares islamistes qui veulent ramener la Syrie à l’âge de pierre, et protège jalousement les « peuples chrétiens » de la région et de l’Europe de l’Apocalypse ; même l’Égypte de Moubarak s’est effondrée, et avec elle le camp dit « modéré », alors que le vaillant Bachar, lui, tient bon face au monde entier ; quant à l’Arabie saoudite, ce royaume monolithique et obsolète, il est désormais rien de plus qu’un État paria.
En d’autres termes, selon la lecture manichéenne de Hassan Nasrallah, où la demi-mesure n’existe jamais, il y a là victoire écrasante d’une partie, l’axe syro-iranien, contre une autre, le 14 Mars et le camp arabe dit « modéré ».

 

L’entretien de cette tension absolue dans cette lecture dogmatique et non politique entre la victoire et la défaite, le Bien et le Mal, est nécessaire, car elle justifie tout, tous les coups en dessous de la ceinture, les assauts de toutes sortes ; elle aide à fragiliser psychologiquement l’adversaire politique pour mieux le déstabiliser et le terrasser par la suite.
Pourtant, sitôt qu’ils sont sortis de leur contexte idéologique, ces arguments perdent toute leur densité, et la politique retrouve son droit de cité. Oui, la situation régionale est en mutation et le printemps arabe a ébranlé les dictatures du camp arabe modéré, qui se sont pliées bon gré mal gré aux exigences de changement de leurs peuples, tandis que le guide suprême et ses gardiens de la révolution ont fait violer et pendre les étudiants de la révolution verte en Iran et que Bachar el-Assad commet les crimes les plus odieux depuis trois ans en Syrie – crimes jugés au demeurant admissibles, doux, pour la communauté internationale tant que l’arme chimique n’a pas été utilisée ; oui, l’Arabie est foncièrement dérangée par l’ouverture américaine sur Téhéran ; oui, Assad est toujours au pouvoir en Syrie par les bonnes grâces d’un monde déshumanisé et atteint de cécité, au point de ne pas voir que Bachar el-Assad et le Hezbollah sont plus monstrueux, parce que bien plus perfides et redoutables, que les monstres d’el-Qaëda dont ils constituent la réplique mimétique exacte ; oui, le Hezbollah est toujours superpuissant parce que surarmé et donc capable de bloquer toute la dynamique politique interne au Liban...


Mais il y a aussi l’autre part de la vérité : non, le Hezbollah n’a rien gagné en Syrie, mais a plutôt essuyé un revers cuisant au plan militaire, avec des pertes humaines effroyables pour la communauté chiite, une haine de mille ans sunnito-chiite que rien ne pourra plus calmer et une désaffection chiite locale aux effets certes limités pour l’heure, mais qui ne fait que grandir ; non, Assad n’a pas gagné, en dépit de l’hydre islamiste qu’il a contribué à créer et à maintenir en place, en annihilant les révolutionnaires pacifiques du printemps de Damas et en affaiblissant, partant, les forces modérées et l’Armée syrienne libre au profit des excroissances monstrueuses que sont le Front al-Nosra et l’État islamique de l’Irak et du Levant, cet ennemi salutaire pour le régime syrien; non, le président syrien ne restera pas au pouvoir : il est déjà tombé sous les coups des révolutionnaires, a anéanti la Syrie, et il ne manque plus qu’une concrétisation à un marché américano-russe déjà conclu pour que la décision de sa chute lui tombe dessus comme un couperet sur sa gorge ; non, l’Iran n’est pas cette forteresse invincible et insensible au changement démocratique que Hassan Nasrallah décrit, surtout que la santé du wali el-faqih est en déclin notable et que sa disparition ne sera pas sans ébranler le règne des pasdarans ; non, les États-Unis n’ont pas basculé dans le camp dit de la « moumana3a », celui de l’Iran et de la Syrie, et ce n’est pas « vaincu » ou « conquis » que Washington a ouvert des canaux avec Téhéran ; enfin, en dépit du fait que la République libanaise est aujourd’hui sous son contrôle, le Hezbollah n’a rien gagné au Liban. Sa suprématie superficielle reste sur un siège éjectable, car les facteurs de la puissance et de la faiblesse sont toujours variables au pays du Cèdre, car fondés sur des conjonctures et des alliances elles-mêmes variables et souvent précaires.


En fait, le Hezbollah a plus que jamais un seul pouvoir : celui d’arrêter, de bloquer, de déstabiliser à outrance, à tous les niveaux. Mais il ne peut rien rebâtir seul. La légitimité de ses alliés, déjà écornée à la base, s’est effilochée au fil de l’expérience médiocre du cabinet Mikati. Hassan Nasrallah et Naïm Kassem terrorisent maintenant, et continueront de le faire, pour obtenir des acquis du courant du Futur qui pourraient lui rendre un semblant de légitimité au plan sunnite après le désastre syrien. Aussi traîne-t-il à longueur de journée le camp Hariri dans la boue, en l’accusant tantôt de former des milices à Tripoli et tantôt d’y importer la Qaëda, alors que ce dont il a plus que jamais besoin aujourd’hui, c’est d’un cabinet d’union nationale au sein duquel il pourrait siéger avec sa victime propitiatoire et idéale, Saad Hariri lui-même, afin de s’alléger du marasme politique, sécuritaire et populaire dans lequel il se trouve...


Au-delà des lois de la gravité, Hassan Nasrallah rêve du temps de « la victoire ».
Le temps le plus dangereux, pour les sectes, est celui de la rupture totale avec la réalité, annonciateur d’une grande violence, souvent suicidaire. Lorsque Nasrallah annonce dans son discours l’avènement de « notre temps », dans une perspective non seulement politique, mais aussi religieuse, eschatologique, cela veut dire que le délire a définitivement pris le dessus sur tout le reste. Cela veut dire aussi que, propagande oblige, il manufacture désormais des « victoires divines » sur mesure pour remonter le moral des troupes.


Il en a grand besoin. Le temps de l’intimidation est bientôt révolu. Le temps de la victoire, « notre temps », n’adviendra pas. Voici venu le temps assassin des pactoles. Et il est toujours bon de le rappeler, avant que la chute ne soit trop dure, une fois évaporée la grisante illusion de la victoire : la roche Tarpéienne n’est pas loin du Capitole.

Le temps de l’intimidation. C’est le titre de l’ouvrage choisi par la sociologue Jocelyne Boustany pour analyser la « stratégie de communication » employée par le Hezbollah depuis la révolution du Cèdre face aux différentes échéances et aux divers enjeux de pouvoirs auxquels ce parti s’est retrouvé confronté. L’on ne peut tomber plus à propos, question formulation, en...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut