Cette affirmation serait-elle désuète de nos jours ?
Que de fois avons-nous « subi » à travers nos tablettes sur Facebook et autres réseaux sociaux ces photos de couples en pleine intimité s’embrassant, prenant des poses au jardin, s’adonnant aux jeux amoureux, faisant la fête... Des albums photos complets de mariage, de sorties ou de « parties » qui défilent sans que même nous ayons besoin d’appuyer dessus. Et que dire des emplois de temps détaillés affichés sur les « walls » des différentes activités énumérées passant par l’attente du bus du quartier allant jusqu’à la visite aux toilettes du nouveau pub que des amis ont indiqué. Pis encore, les endroits visités au cours du week-end, les vacances passées ou qu’on a l’intention de passer ici et là, les plages fréquentées ou les voyages décrits en toute minutie. Et que dire aussi des états d’âme de l’avant-midi et qui changent l’après-midi, des migraines affichées sur l’écran ainsi que des pensées et réflexions partagées. Toute notre vie s’étale sur nos écrans, sans oublier celle du chat pris en photo assoupi sur le canapé...
Il faut dire que les progrès sur Internet, les réseaux sociaux qui font ravage et la diffusion massive d’informations portent tous le paradoxe d’une société en évolution qui se veut libre et ouverte mais qui, de ce fait, paraît glisser vers un piège qui semble l’aliéner et qu’elle s’est elle-même tendue : transparence ou exhibition, personnel ou public, curiosité ou voyeurisme, tout se mélange et les frontières se confondent et disparaissent.
André Carel, psychanalyste, avait depuis longtemps évoqué trois domaines régulateurs de la vie psychique : les domaines de l’intime, du public et du privé. Ceux-ci s’appliquant aux groupes, ainsi qu’au sujet.
L’intime essentiellement caractérisé par la valeur du secret, le droit au secret, est le siège de la relation de soi à soi. Dialogue intrapsychique, jardin secret, droit de ne pas dire, voire de mentir, condition ultime pour pouvoir penser, comme le souligne Piera Aulagner. Cet espace est un espace qui préserve le moi et le protège en se servant de limites que l’autre doit respecter. Espace essentiel pour construire l’autonomie.
À l’autre pôle, l’espace du public : espace sociétal, espace du connaissable, des règles et des lois où l’interaction se fait dans la transparence. C’est l’espace du révélé, du dit et présenté en public.
Entre ces deux domaines, se dresse celui du privé, espace transitionnel, de négociation entre dedans et dehors, intermédiaire entre intime et public et qui favorise la discussion des conflits et l’instauration des compromis, à savoir le respect du droit au secret pour l’intime et le droit à la transparence pour le public. C’est le domaine de la vie amicale, familiale, essentiellement régi par la discrétion.
Qu’en est-il de ces trois domaines ? Où est leur place à présent dans cette dynamique folle de la nouvelle technologie?
Hélas, il faudrait dire que les frontières entre le monde intime et le domaine du public désormais se confondent, se dissolvent jusqu’à fondre et se dissiper. Les informations supposées être personnelles ne le sont plus sur nos écrans et sont révélées, livrant le moi sans défense et sans protection au monde extérieur. L’enveloppe psychique supposée préserver le moi des agressions externes est annexée suite à la suppression de l’espace privé. Ce privé, zone de transition, est court-circuité et remplacé par un intime rendu public de façon crue et sans réserve. Nous pourrions-nous demander si l’espace intermédiaire privé est représenté ou remplacé par l’espace-écran, qui prendrait en quelque sorte son rôle. Serait-il devenu lui-même l’aire transitionnelle permettant au moi de s’y appuyer, de négocier avec les autres dans un espace virtuel-réel ses mouvements psychiques ? Hypothèse valable mais risquée, puisque cette aire est révélée au public, surtout que nous remarquons un usage parfois abusif, sans retenue des informations qui sont données sans aucune mesure de sécurité et qui ne tiennent pas compte de la discrétion, condition nécessaire pour préserver cet espace interne essentiel pour l’autonomie. Le moi révélé, dénudé voire dévasté, est livré donc à lui-même et au monde externe. La pudeur et la discrétion ne trouvent plus leur place dans ce système. Plus d’espace intérieur pour gérer et penser, tout passe direct au public.
Exposer ses photos et sa vie exprime un désir de s’exposer et d’en tirer des bénéfices secondaires. Étancher sa soif d’être reconnu en « s’exhibant » sur Internet gonflerait-il l’ego et traiterait-il (provisoirement) et par compensation des frustrations anciennes ? Provoquer l’opinion publique à travers l’exposition de sa vie privée favoriserait-il un certain règlement de comptes ? Les hypothèses sont multiples et ne peuvent être prises qu’au cas par cas, sans prétention de généralisation.
Narcissisme exacerbé ou recherche de soi, identité manquée ou en construction, adolescence qui traîne ou désir de reconnaissance, inflation du moi, quête de soi, désir de reconnaissance, quête d’identité... tout cela ne révèle certes pas une acquisition d’une maturité d’adulte.
L’écran porte à la régression mais aussi établit une sorte d’équilibre probablement dysfonctionnel mais équilibre quand même. Entre expression et exhibition la confusion est énorme, et les étalages abusifs de l’intime et du privé sur les réseaux sociaux dénoncent certes des individus en proie à un malaise si ce n’est à un trouble.
Un malaise qui passe inaperçu puisque paré de tous les artifices d’une liberté trompeuse : tout dire serait-il dans ce contexte synonyme de liberté ? D’ouverture ? D’élan vers l’autre ? Tout révéler ne veut pas dire communiquer. Où se trouve l’interaction alors qu’il s’agit d’étalage et d’exhibition ? Si l’espace interne, privé favorisant la réflexion, le retour vers soi est bouché, comment le dialogue interne et par la suite externe peut-il s’instaurer ? Où se trouve la place de l’autre, l’interaction, l’altérite. Se pensant libre et délivré de ses chaînes, l’individu se leurre en jouant la comédie dans un faux-semblant de transparence et de pseudoliberté. Les frontières dedans-dehors éclatent, l’homme semble foncer et sombrer plus dans un individualisme fermé, puisque centré sur soi. Prisonnier de lui-même, et sous des apparences d’entrée en communication et d’ouverture vers l’autre, l’homme rate la véritable entrée dans les liens.
Le paradoxe de l’Internet ferait de nos jours redire au Petit Prince :
« Qu’est-ce que signifie » apprivoiser ? » et le Renard de lui répondre : « C’est une chose trop oubliée. Ça signifie créer des liens... ».
Sana ABI RACHED
Psychologue clinicienne-psychothérapeute
Très bien dit...et analysé...merci...
21 h 24, le 31 octobre 2013