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À La Une - L'Orient Littéraire

Au nom du père

Mais, pareil au temps, le père est le destin auquel nul ne peut échapper. Photo L'Orient Littéraire

Le titre du nouveau récit autofictionnel de Abdo Wazen n’est pas sans rappeler Cinq chambres d’été au Liban de Richard Millet. Dans l’un comme dans l’autre, la « chambre » transcende l’existant pour devenir le synonyme de l’ouverture à l’Être et le prélude à une méditation philosophique et mystique sur le Moi et l’Autre. Déjà amorcée dans son livre précédent, Qalb maftuh (À cœur ouvert, 2010), la quête de soi est ici empreinte de nostalgie mélancolique caractéristique de toute recherche du temps perdu. C’est une lettre ouverte que Abdo Qaysar Wazen, maintenant âgé de cinquante-deux ans, adresse à son père absent, décédé à quarante-sept ans d’une maladie cardiaque, la même à laquelle le fils a survécu.
 
Comme pour Kafka, la mort du destinataire a rendu la parole possible. Or, symbole de l’autorité haïssable chez Kafka, le père est, pour Wazen, le visage insondable de l’amour éternel. Recueillement, confidences, souvenirs, impressions diverses rythment ce monologue intérieur que l’auteur-narrateur s’interdit de classifier comme autobiographie. À l’écriture de soi manque le cachet d’authenticité et d’identité : « Le récit de soi est un leurre. Même le pacte autobiographique ne peut prouver que je suis une personne réelle narrant des épisodes réels de ma vie. »
 
Deux citations figurent en épigraphe : « Le fils ne se sent en sécurité que dans la chambre de son père », du poète Novalis, et  « ce que le père a tu, le fils le proclame ; et souvent ce qui demeure secret chez le père, le fils le révèle », de Friedrich Nietzsche. Wazen se situe dans la mouvance de ces deux grands représentants du romantisme allemand, non seulement en ce que son art pallie l’absence paternelle, mais par son écriture où élan poétique et pensées philosophiques se mettent au même diapason.
 
Il n’est pas un livre sur le sujet qu’il n’ait pas lu : La valise de mon papa d’Orhan Pamuk ; Ma mère de Georges Bataille ; Éloge de la marâtre de Mario Vargas Llosa ; Le cerveau de mon père de Jonathan Franzen, Les frères Karamazov, Hamlet… Il pense aux Mémoires d’Edward Saïd, d’Artaud, de Jean-Paul Sartre, évoque la haine du père dans al-Khubz al-hafi (Le pain nu) de Muhammad Shukri et revient sur les révélations de Suhayl Idris dans al-Hayy al-latini (Le quartier latin). Le récit biblique du fils prodigue comme celui de la crucifixion occupent une place centrale dans le texte. Les multiples références à la littérature arabe et mondiale instaurent un dialogue intertextuel inépuisable n’altérant en rien le caractère particulier et unique de l’expérience personnelle livrée.
 
Wazen, lui, envisage le rapport père-fils sous l’angle de deux temporalités distinctes, celle du père et celle du fils, correspondant à deux visions opposées du monde. La première représente l’union, la beauté, la lenteur, en un mot le paradis perdu ; la seconde renvoie au monde contemporain, caractérisé par l’empressement, la laideur, la perte des traces et l’absence d’âme. Mais, pareil au temps, le père est le destin auquel nul ne peut échapper.
 
Cette relation, Wazen la situe d’emblée en dehors de l’approche psychanalytique. Le complexe d’Œdipe explicité par Freud est, en ce qui le concerne, inopérant. Pour être parti trop tôt, ce père aimé n’a jamais été le rival à abattre. Il le cherche et le compose hors d’une structure triangulaire rigide. Les entités père/mère/fils ne forment pas des pôles indépendants mais s’emmêlent : la mère est paternelle et le père, maternel. Le fils est en même temps le père du père.
 
À travers l’histoire du père et du fils se profile celle du pays. Le fils raconte au père les événements qu’il n’a pas connus : la guerre civile de 1975, les transformations profondes qui ont rendu leur quartier, la ville de Beyrouth ainsi que le monde dans son ensemble, laids et méconnaissables… Les êtres, aussi, ne sont plus les mêmes. 
 
Ce long poème en prose n’est pas une élégie funèbre. Dieu n’est pas mort, n’en déplaise à Zarathoustra. Le chemin de la foi est parsemé de doutes, telle est la leçon enseignée par Kierkegaard. N’est-ce pas le sens de l’apothéose finale où le père se montre en rêve à son fils qui est le seul, d’ailleurs, à le reconnaître ? Cette vision éphémère annonce le retour et préfigure une expérience mystique où la dualité sera dépassée : « C’est moi le père et le fils ! ».
 
BIBLIOGRAPHIE
GURFAT ABI (La chambre de mon père) de Abdo Wazen, éditions al-Ikhtilaf et al-Difaf, 2013.
 
 
 
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Le titre du nouveau récit autofictionnel de Abdo Wazen n’est pas sans rappeler Cinq chambres d’été au Liban de Richard Millet. Dans l’un comme dans l’autre, la « chambre » transcende l’existant pour devenir le synonyme de l’ouverture à l’Être et le prélude à une méditation philosophique et mystique sur le Moi et l’Autre. Déjà amorcée dans son livre précédent,...

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