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À La Une - Courrier des lecteurs

Autopsie d’une normalité : « Indignez-vous ! »

« La vie est revenue à la normale », nous rassure le présentateur du JT. En direct depuis le lieu de l’explosion, l’envoyé spécial, images à l’appui, montre les habitants qui déblaient. Ceux qui ont survécu, évidemment. Les autres, ceux qui sont morts, seront enterrés dans la journée. Et ceux qui gisent dans leurs lits d’hôpital, non, leur vie ne redeviendra pas normale. Pas de sitôt, peut-être plus tard, au prix de grandes souffrances, physiques et morales. Et ce à condition qu’ils n’en gardent pas des séquelles.


Normale ? A-t-elle jamais été normale, la vie au Liban? D’ailleurs qu’est-ce que la normalité dans ce pays? Les journées de feu et de sang? Les soirées endiablées? Ou les semaines, les mois, les années de paralysie des institutions, passés dans l’expectative des évolutions régionales ou mondiales ? D’une guerre, tour à tour vécue, racontée, annoncée...


Et l’on nous assènera: «Quoi de plus normal, dans cette région du monde ? » Normale l’instabilité. Normale la violence. Normale, cette culture du héros, ou du martyr. Normale l’horreur qui dure depuis deux ans en Syrie. Aux dernières nouvelles, moins normale, serait l’utilisation des armes chimiques... Il y aurait donc des pays où il serait permis que les choses se passent mal.


Nombreux sont ceux qui ont fui cette normalité. En témoigne cette diaspora de quelques millions de Libanais, éparpillés, loin de la patrie. À différentes périodes de l’histoire ancienne ou récente du pays, ils ont décidé de partir. Couper le cordon. Celui-là même qui les relie à ce pays à la naissance. Liquider tout ce qu’ils y ont acquis. Tout ce qu’ils y ont reçu en héritage. Et prendre l’avion. Devenir un déraciné. Libre de s’implanter où il veut, et tout recommencer de zéro... dans un pays normal ! Un pays où l’on ne risque pas de sauter sur une bombe. Ni de se garer derrière une voiture piégée. Ni de se faire kidnapper par des hors-la-loi. Un pays doté d’un État fort. Protecteur de ses citoyens.


Nombreux, aussi, sont ceux qui restent. Parce qu’ils ont la foi. Et souvent parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Que de voir le pire arriver, et l’attendre. S’adapter. Vivre au jour le jour. Devenir fataliste. Être irrémédiablement croyant. Porter un crucifix à même le corps, pour se convaincre de la protection divine. Dire Inch’Allah... Calculer ses déplacements. Agir comme si de rien n’était. Se répéter que le Liban est le plus beau pays au monde. Claironner que le Libanais aime la vie. S’extasier que les cafés fassent – encore – le plein. Décider néanmoins de s’installer loin de cette baie vitrée, plus à l’abri, au fond de la salle. Des hommes. Des femmes. Des enfants qui mangent. Qui boivent. Qui passent du temps. Tout à l’heure, ils règleront leur addition et partiront. Serait-ce leur dernière consommation ?
Seront-ils là demain ? Sauteront-ils sur une bombe en venant ? Peut-être ne se réveilleront-ils même pas. On aura placé la charge explosive la nuit. Ainsi, les habitants du quartier partiront doucement dans leur sommeil. Ou pas. La « voyante », passée à une heure de grande écoute sur une chaîne locale, n’a pas prédit exactement ce scénario, même si elle a annoncé que l’horreur sera au rendez-vous. Du para normal, en direct sur les écrans. Et c’est censé être normal.


À moins que ça ne soit une nouvelle fois, pour la énième fois, un rendez-vous manqué avec la mort. Comme en 1977,1984, 1989, 2006... Combien de fois a-t-on ainsi flirté avec la mort ? Dans ce pays où l’on assassine. L’on explose de toutes pièces. Si l’on en réchappe, on peut néanmoins y laisser une jambe, un œil. Un membre. De son corps. Ou de sa famille. Comment vivre avec cette peur, de tous les instants, que ça ne recommence ? Comment récuser cette fatalité ?


Tout simplement, en prenant pour postulat de base que, non, ce n’est pas une vie normale. Car c’est un grand danger que d’accepter cette normalité ! En effet, le pire reste de se laisser convaincre que « ce pays est comme ça ». Puisque ce qui apparaît normal est d’emblée accepté. Non, la vie dans ce pays ne peut pas être « comme ça » ! La normalité étant conforme à ce dont chaque personne a l’habitude, il faut retrouver notre aptitude à être surpris par l’horreur. Et donc à nous révolter. Refuser que ce réel ne s’impose à chacun, comme une évidence. Ne pas se résigner. Ne pas se laisser entraîner dans l’absurdité des guerres. Des attentats. De la mort.


Aussi, au lieu de s’échiner à gagner le pari du peuple le plus résilient, les Libanais doivent s’attaquer à ce mythe, en se déconditionnant du pire. À la barbe de ceux qui le leur souhaitent. C’est à cette seule condition qu’ils pourront se préserver de l’insanité, dans laquelle les plonge cette banalisation vicieuse et insidieuse de l’horreur dans le quotidien. Et s’indigner.
C’est surtout ainsi qu’ils pourront convaincre le reste du monde, que non, ce n’est pas normal de les laisser mourir. Aucune norme ne le
permet.

Lina ZAKHOUR
Avocate, chercheuse, spécialiste du discours

« La vie est revenue à la normale », nous rassure le présentateur du JT. En direct depuis le lieu de l’explosion, l’envoyé spécial, images à l’appui, montre les habitants qui déblaient. Ceux qui ont survécu, évidemment. Les autres, ceux qui sont morts, seront enterrés dans la journée. Et ceux qui gisent dans leurs lits d’hôpital, non, leur vie ne redeviendra pas normale. Pas...
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