En établissant les frontières actuelles du Proche-Orient, un certain 16 mai, 1916 Tatton Benvenuto Mark Sykes et François Marie Denis Picot ignoraient sans doute qu’ils venaient de créer en même temps une kyrielle de problèmes dans lesquels continuent de patauger les puissances grandes et moins grandes. Et plus lamentablement qu’aucune autre, l’Amérique, jadis qualifiée par Mao Zedong de « tigre de papier ».
Il y a un quart de siècle, un éminent chercheur du département des sciences politiques de l’université du Missouri, Herbert K. Tillema, avait dénombré, rien que durant la période comprise entre 1945 et 1985, non moins de 591 interventions militaires par 97 États dans 269 conflits internationaux*. Ces jours-ci, le digne professeur devrait considérablement étoffer sa liste et y inclure, en bonne place, les expéditions en Irak, en Afghanistan, en Libye et jusqu’au soutien des Français pour l’opération Serval, au Mali, sans compter les raids d’appui et les batailles menées à partir de consoles truffées de boutons qu’il suffit de presser pour semer la mort et les destructions – ah ! Ces drones...
Et aujourd’hui ? Et demain? Au-delà des gesticulations diplomatiques et de l’étalage de muscles, les risques sont bien plus réduits que par le passé de voir les troupes alliées débarquer, comme jadis sur les sables d’Utah Beach et d’Omaha Beach lesquelles, comme nul ne l’ignore, se trouvent en Normandie. Les raisons d’une telle prudence, il convient de les chercher dans les risques à encourir, les coûts financiers, la perte de prestige en cas d’échec, enfin la quasi-impossibilité dans les cas récents à atteindre les objectifs fixés au départ.
Une grande puissance se lançant dans une aventure qui s’apparente plutôt à une gageure doit tenir compte en tout premier du danger d’enlisement, le fameux quagmire américain. Exemple-type : l’Afghanistan, avec son lot d’attentats, l’accroissement des effectifs engagés et surtout le montant des dépenses. Celles-ci ont été estimées pour ce pays à 6,2 milliards de dollars par mois ; pour l’Irak, elles se montent à 3,5 milliards. Quant à l’ensemble des activités relatives à la guerre (Afghanistan, Pakistan, Irak), elle donne le vertige : elles pourraient atteindre, prévoit-on, 4,4 trillions de dollars, un chiffre auquel il faut ajouter 1,4 trillion pour couvrir les « à-côtés » en relation avec la guerre – la Libye à elle seule, où pourtant la participation US avait revêtu une importance relativement mineure, la note de frais s’était montée à 1,1 milliard de dollars.
On n’est pas près d’oublier que le fameux « fiscal cliff » avait débouché sur des coupes drastiques dans le budget du Pentagone. Dans un article retentissant intitulé « The end of American intervention » paru le 18 février 2012 dans le New York Times, le journaliste James Traub notait que dès 2010, des auteurs spécialisés (en particulier Michael Mandelbaum**) avaient prévu que la contraction de l’économie des États-Unis allait provoquer une redéfinition en profondeur de leur politique étrangère dans la seconde décennie du XXIe siècle et que la principale victime de cette nouvelle austérité allait être l’interventionnisme.
On comprend dès lors qu’en l’état actuel de l’économie, le contribuable en vienne à chicaner sur chaque coup de feu tiré par les boys, d’autant plus qu’outre les aléas, les perspectives d’avenir d’une croisade pour l’établissement d’un régime démocratique (principale raison invoquée) sont le plus souvent nulles. On l’a vu sur les rives de l’Euphrate, à Kaboul, à Tripoli une fois éliminé le régime de Mouammar Kadhafi... En clair donc : l’Américain moyen ne croit plus aux miracles et il ne plus se payer le luxe d’un pari sur l’inconnu. Ajoutez à cela le fait que la plupart du temps, il s’agit de ce que les stratèges militaires appellent une guerre asymétrique, c’est-à-dire opposant une armée régulière à une guérilla, urbaine ou pas.
Alors, entrée en lice de l’Occident sur la scène, syrienne ou autre ? Oui et non, mon général, la possibilité se traduisant par un appui plus prononcé que ces derniers mois à l’opposition locale, au nom d’un réalisme inspiré par la (pas si) défunte doctrine Kissinger.
Fruit d’une guerre civile meurtrière, l’Amérique se tourne désormais vers l’Asie, où son principal adversaire est la Chine; depuis un certain 11 Septembre, el-Qaëda a vu ses petits se multiplier, au point que l’on préfère oublier la promesse vengeresse de George W. Bush; enfin, rappelleront certains, trop souvent on a crié au loup pour que cela continue à faire son effet. Et si on vous disait que le loup est pourtant là...
* « Foreign Overt Military Intervention in the Nuclear Age, Journal of Peace Research », vol. 26, n° 2, mai 1989 – éd. Sage Publications Ltd.
** « The Frugal Superpower : America’s Global Leadership in a Cash-Strapped Era », Michael Mandelbaum, 224 pages, éd. PublicAffairs