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À La Une - L'impression de Fifi ABOU DIB

Pas pour moi, pour ta mère

C’est un fait divers de plus, comme il s’en multiplie en cette période désorientée de la vie publique au Liban. Une jeune femme est assise au bord d’un balcon sans balustrade, les pieds dans le vide. Son mari sait qu’elle va se suicider. Le plus étrange est qu’il filme la scène. Avec méthode, malgré une émotion crédible. Il filme comme un expert des assurances constate un accident. Évidemment, il ne s’agit pas ici d’instruire le cas, mais comment rester indifférent à ce phénomène : la documentation à vif, dans l’intention de le rendre public, d’un drame intime qui glace le sang ?


La censure du Liban officiel, aussi pudibonde que pointilleuse sur les détails dès qu’il s’agit de sexe ou de religion, n’a curieusement aucun problème avec les télévisions qui diffusent des scènes de mort, aussi choquantes soient-elles pour le téléspectateur. De tout temps, et en tout cas depuis la guerre civile, les médias libanais se complaisent dans l’exhibition de cadavres et de morts. Nul ne les ayant jamais arrêtés, cette manie est devenue une tradition. À la décharge de la censure, le film avait déjà fait le tour des réseaux sociaux avant sa retransmission dans les journaux télévisés. Il reste qu’il y a quand même une différence entre la recherche sur Internet, qui est un acte volontaire, et le voyeurisme imposé par les chaînes, assorti d’un alléchant avertissement sur la violence du contenu.


En ces temps de ramadan où les télévisions rivalisent d’imagination pour distraire les jeûneurs, le spectacle du suicide d’Amina semble dilué dans une irréalité fascinante. La première scène du film, qui dure un peu plus de trois minutes et demie, montre la jeune femme assise au bord du vide mais encore tournée vers la caméra. Le mari la supplie de lui parler, de s’exprimer « si tu as quelque chose à me dire, mon amour, mon cœur, dis-le, tu es ma vie... ». Elle fait des gestes, de refus semble-t-il, prononce des mots qu’on n’entend pas, couverts par la voix du mari qui supplie encore : « Si tu as un problème avec moi, oublie-moi, pense à ta mère, elle ne mérite pas ça. » Il ajoute : « Je n’ai rien, je n’ai rien, je te suivrai partout, je t’emmènerai avec moi là où tu voudras. » Peine perdue, Amina se jette devant l’objectif. Kifah, son mari depuis six mois, est commerçant de diamants entre l’Angola et la Belgique. Il a trois enfants d’un précédent mariage. L’appartement du 8e étage d’où Amina s’est jetée était en travaux et Kifah aurait été en train de filmer incidemment l’état des lieux quand il a vu Amina dans cette posture fatale.


Quelque chose dans la vie du couple a-t-il conduit à cette fin tragique ? Ou bien la jeune femme était-elle dépressive et mal soignée, soit par ignorance, soit en raison de la vie nomade des époux entre deux, voire trois continents ? Les spectateurs, pris à témoin puisqu’il leur a été demandé de voir et donc d’émettre un jugement, ne se privent pas de donner leur analyse, pour l’un, contre l’autre, chacun selon son milieu, sa culture ou son propre vécu. Mais la principale destinataire de cet étrange document n’est-elle pas la mère d’Amina ?

C’est un fait divers de plus, comme il s’en multiplie en cette période désorientée de la vie publique au Liban. Une jeune femme est assise au bord d’un balcon sans balustrade, les pieds dans le vide. Son mari sait qu’elle va se suicider. Le plus étrange est qu’il filme la scène. Avec méthode, malgré une émotion crédible. Il filme comme un expert des assurances...

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