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« La Tunisie est à une intersection, elle continuera de se battre... » - Interview

« La Tunisie est à une intersection, elle continuera de se battre... »

Pour l’ex-membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution Asma Nouira, les gouvernements successifs ont été un échec et ont contribué à générer une insatisfaction générale.

Près de 15 000 partisans d’Ennahda se sont rassemblés le 16 février à Tunis, mais la manifestation était nettement moins importante que la participation aux funérailles de l’opposant assassiné Chokri Belaïd. Louafi Larbi/Reuters

À l’optimisme du soulèvement populaire qui a secoué la Tunisie fin 2010-début 2011, suivi des premières élections « libres », a succédé un vent de violences et d’instabilité qui semble aller crescendo. L’assassinat il y a plus de deux semaines de l’opposant Chokri Belaïd a contribué à chambouler l’échiquier politique à l’équilibre déjà précaire, sur fond de crise économique profonde. Chômage, insécurité, pauvreté, ... La révolte n’aura-t-elle donc servi à rien, si ce n’est porter les islamistes au pouvoir ?
Asma Nouira, enseignante-chercheuse en sciences politiques à la faculté de droit à l’Université el-Manar de Tunis et ex-membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de passage à Beyrouth, a disséqué pour  L’Orient-Le Jour la crise que traverse actuellement son pays.

Question - Vous êtes membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. Comment jugez-vous et jaugez-vous l’après-Jasmin ? Pensez-vous qu’une seconde révolution soit sur le feu ? Est-elle probable et/ou nécessaire ?
Réponse - Déjà, je pourrais vous répondre par cette autre question : peut-on dire qu’il y eu une première révolution ? Le soulèvement, l’agitation, l’instabilité ont commencé, sans discontinuer. À aucun moment les gens ne se sont stabilisés. C’est une continuation, et non pas une première qui s’est terminée et une seconde qui commence. Les choses ne sont pas rentrées dans l’ordre, ni avec le premier gouvernement de Mohammad Ghannouchi ni avec celui de Béji Caïd Essibsi. On est en train de tourner en rond. Pour les Tunisiens, il n’y a pas eu d’améliorations, on va même de mal en pis : cherté de vie, instabilité... Il y a beaucoup de pessimisme, et beaucoup de gens ont perdu espoir, surtout dans les régions où la révolution a commencé, qui ont beaucoup sacrifié sans rien recevoir en retour. On pense notamment à Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa (qui connaît des problèmes depuis plusieurs années déjà).
On continue de tourner en rond parce que, à chaque fois, quelqu’un n’est pas satisfait et contribue même à l’instabilité ambiante. Par exemple, lors du premier gouvernement de Mohammad Ghannouchi, ce dernier a appelé tout le monde à participer. Certains ont refusé, sous prétexte qu’ils ne voulaient pas travailler avec des gens de l’ancien régime, mais voulaient en contrepartie créer un « supra-Conseil » qui gouverne. Quand M. Essibsi a succédé à M. Ghannouchi, on a senti un léger soulagement au sein de la population : le nouveau gouvernement a commencé à travailler sur le dossier économique, sauf que, encore une fois, certains n’étaient pas contents et avaient une autre perspective des choses. À l’époque, c’étaient ceux qui ont fondé le Conseil de la révolution, c’est-a-dire Ennahda, l’UGTT (syndicats), les partis de gauche,... Et ils voulaient absolument aller à la Constituante. Ils ont ensuite élargi la Commission des reformes politiques pour qu’elle devienne la Haute Instance. Mais on a senti dès la première réunion qu’ils ne voulaient pas aller aux élections prévues à l’époque pour le 24 juillet. On a donc perdu beaucoup trop de temps sur la constitution de la Haute Instance : ils voulaient intégrer les jeunes, les femmes, les régions défavorisées. On était au départ 70 membres, nous avons fini à 150.
Finalement, une nouvelle instance, la commission des Élections, a été élue en mai, mais c’était déjà trop tard, on n’avait plus le temps de préparer les élections pour le mois de juillet, qui nécessitent six mois de préparation au moins, car la tâche est reellement énorme, à tous les niveaux. Et ça continue encore aujourd’hui. Le pays fait face à une crise, à l’intérieur de la troïka même, mais également au sein des institutions et de la population. Le pays va donc vers l’inconnu.

Le gouvernement doit-il obligatoirement être laïc pour répondre aux attentes de la révolution ?
Le problème ne vient pas du statut laïc ou islamiste, parce que Ennahda n’est pas un parti religieux. Il instrumentalise la religion, oui sans doute, mais il reste différent des salafistes, qui représentent, eux, un groupe religieux. Ennahda est un parti purement politique, mais a gardé la culture d’un organisme secret, ayant vécu dans l’ombre, notamment au point de vue organisationnel et structurel. Aujourd’hui, il a officiellement pris le statut de parti.

Pourtant, il n’en a pas l’expérience...
Voilà. Les membres d’Ennahda arguent du fait que leur groupe est le plus ancien, etc. Ils ont un projet de société, donc, mais pas un projet d’État. D’où le fait que la structure étatique est en train de se démanteler. Au niveau du gouvernement, dès le départ il fallait charger des technocrates, des gens qui n’appartiennent à aucun parti politique, de gérer les affaires courantes de l’État, jusqu’à ce que la Constituante ait terminé de rédiger la Constitution en un an, passer aux élections, avant de fonder des institutions stables.

La proposition de Hamadi Jebali était-elle donc la meilleure ?
Il l’a émise un peu tard, alors qu’il fallait le faire dès le départ. Du coup, la troïka n’a plus voulu en entendre parler. C’est l’arrogance du gagnant, et cela représente l’un des gros risques d’un pays en transition parce qu’ils ont immédiatement voulu mettre la main sur les rouages de l’État, accusant les perdants des élections, l’opposition, qu’ils qualifient d’ailleurs d’ « orphelins de Bourguiba » ou encore d’ « orphelins de la France », de continuellement leur mettre des bâtons dans les roues. En outre, la corruption continue, l’argent venu – officieusement –, notamment du Qatar, n’a pas été utilisé pour améliorer la situation du pays. La déception est donc générale, selon des sondages sérieux qui ont été réalisés, qui estiment que les deux tiers de la population restent insatisfaits.

Le bras de fer entre les islamistes au pouvoir et l’opposition a commencé dès la montée au pouvoir d’Ennahda. Un compromis peut-il encore être envisagé après la mort de Chokri Belaïd ?
La violence a beaucoup augmenté ces derniers mois. Des groupes salafistes surtout et la Ligue de la protection de la révolution créent une instabilité difficile à maîtriser. Ils sont d’ailleurs là pour ça. Chokri Belaid a été menacé à plusieurs reprises et même frappé, y compris trois jours avant son assassinat. Il s’attendait à être assassiné et l’a dit plusieurs fois dans les medias, tout en prenant ses précautions. Mais cela n’a pas suffi.

Ennahda a été montré du doigt après l’assassinat de Chokri Belaid, un anti-islamiste convaincu et dont la mort a bouleversé le paysage politique. Pensez-vous que le parti soit impliqué ? Il est montré du doigt.
C’est le premier réflexe car s’ils ne sont pas directement responsables de sa mort, ils ont au moins une responsabilité politique certaine, n’ayant pas su endiguer les actes et discours violents, comme dans les mosquées par exemple, et ont fait preuve d’un grand laxisme face à ces groupes appelant à la violence. Il y a même des listes de personnes à éliminer qui circulent ouvertement sur Facebook et les autres réseaux sociaux, et M. Belaid, en tant qu’anti-islamiste convaincu, était en tête de ces listes, et tout le monde le savait. Toutefois, personne ne s’attendait à ce qu’ils passent à l’acte de cette manière, d’où le choc ressenti lors de sa mort.
C’est un réel tournant parce que maintenant, tout le monde a compris qu’ils peuvent passer à l’acte, et tout le monde a peur. Il y a ce double effet : la peur, mais en même temps, les militants et les personnes engagées sont encouragés à s’impliquer plus et à vouloir faire cesser tout cela avant qu’il ne soit trop tard. Les gens ont compris qu’il faut bouger. L’opposition a décidé de ne plus faire partie de la Constituante après la mort de Chokri Belaid, et c’est ce qui a fait bouger un peu les choses. Il y a eu des remaniements ministériels et d’autres sont en cours. Problème de base, Ennahda refuse de lâcher les ministères de la Justice, de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Toutefois, ils sont peut-être prêts à lâcher ce dernier, mais jamais celui de l’Intérieur.

Que pourrait-il se passer dans ce cas ?
On ne sait pas. Plusieurs scénarios sont à envisager. Une escalade de la violence est possible, mais un compromis l’est également. L’attitude de Hamadi Jebali a un peu apaisé les esprits. Les Tunisiens sont un peu romantiques et donc ont cru à cette initiative.

Ennahda est-il acculé à faire des compromis, voire des compromissions ?
Non, et cela s’est vu lors de leur rassemblement le 16 février sur l’avenue Bourguiba. C’était une réelle démonstration de force. Ils ont été clairs, ils ne vont pas lâcher prise. Ils mettent constamment l’accent sur leur légitimité par les urnes, ce qui n’était pas le cas dans le passé, et ceci n’est pas sans nous rappeler les Frères musulmans égyptiens et leur stratégie d’islamisation « par le bas », c’est-a-dire partant des aides sociales apportées et des réseaux établis au sein de la population, en échange d’un solide soutien de cette dernière.

Quel avenir pour le pays ?
Il faut toujours garder espoir. On ne peut pas abandonner maintenant. La Tunisie continuera de se battre. De toute façon, toute période de changements connaît des troubles et des conflits entre les différents acteurs. Une transition par définition est synonyme de troubles. La situation, économique notamment, est très difficile et continue d’empirer, mais cela est tout à fait normal. Il faut juste espérer que cette période se terminera le plus rapidement possible et de la façon la moins « coûteuse », au plan humain surtout. Le pays se retrouve face à une intersection, donc tout est possible à ce stade.
À l’optimisme du soulèvement populaire qui a secoué la Tunisie fin 2010-début 2011, suivi des premières élections « libres », a succédé un vent de violences et d’instabilité qui semble aller crescendo. L’assassinat il y a plus de deux semaines de l’opposant Chokri Belaïd a contribué à chambouler l’échiquier politique à l’équilibre déjà précaire, sur fond de crise...