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À La Une - Théâtre

Variations caustiques sur Ibsen

Au Monnot, des variations caustiques, provocatrices et paradoxales de la troupe Zoukak autour de « Empereur et galiléen » d’Enrik Ibsen. Ce soir et demain, à ne pas rater.

Un théâtre dans le théâtre, une mise en abîme étourdissante. Photo Randa Mirza

Le dramaturge norvégien Henrik Ibsen l’aurait dit à Lugné Poe, son «homologue» français: «On ne comprend pas assez: un auteur de passion doit être joué avec passion.» Les membres de la troupe Zoukak l’ont bien compris, eux. Et c’est avec une grande, une belle passion communicative qu’ils ont fignolé Al-Youcana : tadrib 3ala el ta3a (Lucéna, entraînement à l’obédience), une sorte d’extrapolation, de variations expérimentales non dénuées de cocasseries, sur la monumentale diptyque d’Ibsen.


Sur scène, le noyau zoukakien composé de Lamia Abi Azar, Hashem Adnane, Danya Hammoud, Maya Zbib, Junaid Sariedddine et Ali Chahrour. Mais aussi les membres de l’équipe technique qui sont hors des coulisses, sous les feux de la rampe, à changer les décors, habiller les personnages, s’occuper de la scénographie... Car Lucéna est une pièce gigogne : les comédiens y jouent une pièce de théâtre (Empereur et galiléen, en l’occurrence) à l’intérieur même de la pièce. Une sorte de fragment miniature qui fonctionne comme un miroir. Un double miroir si l’on veut puisque l’intrigue, qui questionne le modèle autoritaire gouvernant la religion, la société et le théâtre lui-même, reflète aussi la société dans laquelle nous vivons, les modèles de hiérarchie qui nous entourent et nous étouffent, nous soumettent à un entraînement constant à l’obéissance aveugle, à l’obédience sans appel, à la soumission totale. Cette rupture avec la scène conventionnelle, cette mise en abîme donnent un peu le vertige au spectateur, d’autant plus que le texte ibsénien est assez consistant. Mais le rire est là, grand sauveur du morne et du morose, du lourd et de l’indigeste. Que ce soit dans leurs postures imitant grotesquement celle des statues grecques ou dans l’élocution dramatique genre «théâtre antique», les acteurs tirent leur épingle du jeu, un jeu se voulant «amateur» mais qui est en réalité hautement « pensé » et «composé ». Mentions spéciales à: Junaid Sarieddine, illustrant l’âme dictatoriale d’un metteur en scène tyrannique, et au danseur Ali Chahrour, devenu ici une sorte de mannequin arpentant la scène comme on traverse un «catwalk», arborant l’un après l’autre une vingtaine de costumes allant de celui de l’empereur à celui de l’évêque, en passant par ceux de l’imam, du cheikh, du rabbin, du moine... suivez le regard. Qui atterrit sur un livre. Les acteurs tiennent tous un livre. De petit format, relié. À l’évidence ancien. C’est, disent-ils, le texte d’Ibsen. 

 

Pour rappel, signalons que cette pièce historique est construite autour du destin de l’empereur romain Julien – surnommé l’Apostat. Il s’agit d’un drame en deux parties de cinq actes. La première, «Apostasie de César», montre le jeune prince sur le chemin qui le mènera au trône impérial; dans la seconde, « Empereur Julien », nous suivons le nouveau souverain sur la voie qui le mène à la chute et à la mort. Les acteurs jouent donc des extraits de ce texte, d’une manière maladroite (c’est voulu), sous les directives du tyrannique metteur en scène. L’itinéraire de Julien, écartelé entre les valeurs d’un christianisme triomphant et celles d’un hellénisme finissant, ses convictions, ses engagements, ses certitudes et ses doutes, constitue la matière de cette étonnante et folle épopée historique. Zoukak s’est donc emparé là d’une œuvre à vocation universelle, à la croisée de l’histoire des civilisations et de ses idéologies, entre monothéisme et despotisme, sacralisation de l’écrit et liberté de pensée.


Depuis sa création, Zoukak pense son théâtre comme un acte d’engagement politique. Il ne s’en cache nullement, et le revendique même haut et fort. Cette troupe fort sympathique pense également la scène comme le lieu de toutes les expérimentations. Imaginez alors qu’elle traite d’un auteur comme Ibsen, qui a écrit des pièces faites pour que les metteurs en scène soient créatifs et adeptes des ciseaux.


Dernière remarque sur Lucéna, la ville citée dans le titre : c’est là où Averroès a été exilé après que le calife a brûlé ses livres... Ah oui, les livres...

Le dramaturge norvégien Henrik Ibsen l’aurait dit à Lugné Poe, son «homologue» français: «On ne comprend pas assez: un auteur de passion doit être joué avec passion.» Les membres de la troupe Zoukak l’ont bien compris, eux. Et c’est avec une grande, une belle passion communicative qu’ils ont fignolé Al-Youcana : tadrib 3ala el ta3a (Lucéna, entraînement à l’obédience),...
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