Quand un Libanais est loin, dans d’autres contrées, dans une ville où il y a peu de traiteurs libanais, ce sont ces saveurs, ces odeurs qui lui manquent. Quand on a le mal de la maison, de la cuisine de maman, c’est souvent difficile de retrouver tout ça. Si on a la chance d’habiter Paris, Londres ou New York, on peut errer de Marrouche à Ilili, en passant par Fakhreddine, le Liza, Noura ou Ajami, et retrouver le goût de la coriandre dans la mloukhié, la thiné du hommos ou le piment des aarayess. Mais ailleurs, dans d’autres villes, dans d’autres pays où les traiteurs libanais se comptent sur les doigts d’une main, chez soi, à la maison, on fait avec les moyens du bord. On aimerait une labné bien crémeuse, on se rabat sur un St-Morêt en y versant de l’huile d’olive Puget et en mangeant des olives noires vendues en boîte. On achète des feuilles de vigne chez le Grec en bas de la rue. Ouais... mais non. Alors quand on n’y peut rien, quand on veut humer les délices du terroir local, quand on veut lécher ses lèvres couvertes de debs el-remman et qu’on quitte le Liban les yeux embués, après quelques jours de vacances, on met dans la valise des sacs, des Tupperwares remplis de yakhnet, des bouteilles de mazaher. « Mam, tu me fais un me7ché wara2 enab avant mon départ ? » Les douaniers doivent bien rire quand ils scannent les bagages des jeunes expat retournant à la maison : ceux des garçons qui ont toujours traîné dans les tabliers de maman ou ceux des filles qui veulent apprendre. Ou bien, le carry-on de la mama qui va rendre visite à son rejeton. Avec ce mini-trésor enfoui au fond d’une malle, il suffit, un dimanche pluvieux de blues, d’ouvrir le congélateur, d’en sortir une ma2loubet batenjen, de la réchauffer sur la petite plaque chauffante de la kitchenette et de mettre la LBCI en musique de fond. L’espace de quelques instants, on est propulsé à Jounieh, Beyrouth, Marjeyoun. Une fois le dernier grain de riz avalé, on ouvre une boîte de haléwé en guise de dessert, on sert à côté du debs. Le pain vient du furn du village parce que là-bas le pita est trop lourd, trop épais, trop farineux, trop petit.
Il n’y a pas de secret dans la petite armoire qui fait office de mouné, il y a ces ingrédients magiques, ces minuscules particules du Liban dont les effluves parfument l’air de ce studio. Il y a du zaatar et du sumac, des olives vertes et noires bien huileuses, des gouttes de mazaher et de mawared. Il y a bien évidemment de la 2ahwé, une rakwé et une cuillère avec un manche long, volée du plateau repas de la MEA, rabtet khébbez, des 2damé, des beklewa, de la ra7a et des biscuits secs 555 Ghandour, des Unica, des paquets de Chicklets goût meské, des petites boules de kebbé, 7 épices, du poivre doux. Sur l’étagère, se côtoient des paquets hermétiques de bzourat et de festo2 rapportés à la main du corner Rifaï de l’aéroport, des festo2 halabé frais quand c’est la saison, des jararingues et des jujubes juteux. Un peu du Liban dans le fond de la cuisine où trônent une narguilé et un cèdre en bois acheté de Bécharré. Ce qu’on peut être kitsch quand on est loin. On a souvent une abbaya artisanale qu’on n’a jamais portée. Un drapeau rouge, blanc et vert dans le coin de la chambre, calé sur l’armoire. On ne sait jamais si on doit, une fois de plus, manifester pour les droits de ceux qui sont restés. Pour ces proches qui envient notre exil. Prier avec ceux pour qui on a peur, pour qui on panique. Pour ce pays qu’on a quitté les yeux plein d’étoiles et le cœur plein d’espoir. Pour ce pays qui nous manque tant quand on est loin, qui éveille en nous une nostalgie insoupçonnée, pour ce bois de cèdre qui coule dans nos veines.
Et les râs el aabed alors ?
07 h 38, le 03 novembre 2012