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Culture - Rentrée littéraire

« Les désorientés » d’Amin Maalouf et autres romans-boussoles au « Livre sur la place » de Nancy

Du 14 au 16 septembre, Nancy a accueilli la 34e édition du « Livre sur la place » à laquelle a pris part le nouvel académicien Amin Maalouf.

Amin Maalouf au « Livre sur la place » de Nancy.

Le cinéaste Rithy Pahn y a reçu le 11e prix des Droits de l’homme de la ville de Nancy pour son livre L’élimination, écrit avec l’aide du romancier Christophe Bataille. Le prix lui a été remis par Daniel Rondeau, ambassadeur permanent auprès de l’Unesco, qui à cette occasion a rappelé que «tous les camps de rééducation de l’homme ont été ouverts pour le bien de ceux qui y ont été enfermés. C’est pour cela qu’il faut préférer le bon au bien, écrivait l’écrivain russe Vassili Grossmann». Il a ainsi interrogé l’orientation à donner à nos engagements.
Qu’Amin Maalouf, lui-même lauréat du prix en 2009 pour Le dérèglement du monde, soit présent lors de ce 1er Salon national de la rentrée littéraire avec Les désorientés était justifié dans ce contexte.
Ce roman ne parle en effet du Liban, qui n’y est jamais nommé, que dans la mesure où, comme le disait Régis Debray, «je ne peux m’empêcher de penser que Samir Kassir avait raison de voir le Liban comme un laboratoire tourné vers le futur. Comme un alambic où se distille la formule cruciale, celle qui devrait permettre d’affirmer son droit à penser par soi-même sans renier ses solidarités profondes. (...) Peut-être revient-il à votre pays métissé d’Occident et d’Orient, au fléau des deux mondes, d’explorer les voies d’un rééquilibrage entre les plateaux». C’est un roman universel (son héros est prénommé Adam...) aux accents camusiens qui n’est pas sans évoquer les paroles que le prix Nobel français a prononcées à Stockholm: «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.»
En écho à ces paroles, la Hanum fait remarquer à Adam et ses amis qu’«au nom du progrès, de la justice, de la liberté, de la nation, ou de la religion, on ne cesse de nous embarquer dans des aventures qui se terminent en naufrages. Ceux qui appellent à la révolution devraient démontrer à l’avance que la société qu’ils vont établir sera plus libre, plus juste et moins corrompue que celle qui existe déjà».
Pour autant, Amin Maalouf n’est pas désillusionné comme ce personnage féminin. Il jette sur l’histoire et sur le présent un regard lucide et constate que si le communisme et l’anticommunisme ont été les deux fléaux du XXe siècle, l’islamisme et l’anti-islamisme sont ceux de ce début de XXIe siècle. On est ici au cœur d’une actualité brûlante, que Mathias Enard – auteur de Rue des voleurs, autre roman-boussole, dans la mesure où il indique qu’un humanisme arabe peut par son affirmation éclairer l’avenir d’avance confisqué de cette région clé de notre monde – a commenté ainsi, en débattant avec le nouvel académicien: «Le monde est bien plus uni qu’on ne pourrait le croire (...) La violence est déjà présente, il y a cette rage, ce ressentiment, cette volonté d’en découdre à la moindre provocation. (...) Ces islamistes violents, dont on parle souvent aujourd’hui, ce sont des gens cultivés pour beaucoup, ce sont des gens qui lisent, sauf qu’ils lisent un certain genre de textes qui leur correspondent. On ne peut pas faire d’eux des illettrés sans aucune culture. Ce serait justement ne pas bien comprendre leur logique, leur fonctionnement. La culture évidemment c’est très important, mais ce qui est encore plus important, c’est les valeurs que l’on met derrière; l’importance que l’on accorde à la liberté, à autrui, au respect d’autrui, à la différence, à toutes ces choses qui aujourd’hui sont en danger.»
Le père Gabriel Ringlet, dont l’auteur franco-libanais est un des trois filleuls, m’a dit il y a quelque temps que, «pour Amin Maalouf, Dieu est l’écrivain du monde». Le monde est donc un livre. Comme tout livre, il a ainsi besoin d’un auteur, mais aussi de lecteurs sans lesquels il n’accéderait pas à une véritable existence. Nous sommes donc coresponsables de la création. Dans Les désorientés, c’est frère Basile qui se fait l’écho de cette idée: «...Je n’ai jamais chapardé (...) Je pourrais, en théorie, avoir la conscience tranquille. Mais il m’apparaît aujourd’hui absurde et lâche de se contenter de cette observance minimale du commandement divin... Je pourrais prendre ainsi un à un les dix commandements et, si je suis de mauvaise foi, je pourrais être en paix avec moi-même en constatant que je les ai toujours respectés. Mais si je suis de bonne foi, je dois admettre que je ne les respecte qu’en apparence, superficiellement, juste de quoi me “dédouaner” auprès du Créateur. Le monde est plein de personnages pitoyables qui s’imaginent que Dieu peut être dupé, et qu’il leur suffit de ne pas tuer et de ne pas voler pour avoir les mains propres...»
Pour ce qui est de la responsabilité de l’écrivain et de la littérature, Amin Maalouf en a parlé dans les termes suivants: «Plus que jamais on a besoin de fiction, parce qu’on a besoin d’imaginer un monde différent, on a besoin de sortir du monde tel qu’il est pour imaginer ce qu’il pourrait être demain, ce qu’il devrait être demain. Et ça c’est la littérature qui peut l’imaginer. Je suis persuadé que nous sommes à une époque où les problèmes sont profondément culturels. Ce qui sépare les gens, ce qui cause le plus de conflits, c’est le fossé culturel, les fossés culturels qui existent dans le monde aujourd’hui. Je pense que c’est dans et par la culture qu’on peut résoudre ce problème. La politique arrive à ses limites, l’économie arrive à ses limites, là où on a besoin de tisser des liens, de combler des fossés, c’est d’abord dans le domaine de la culture.»
L’assistance nombreuse venue prêter oreilles aux deux écrivains a été récompensée pour son amour des livres et de l’écrit par un débat de haute teneur dont elle est sortie avec quelques idées pour s’orienter dans un monde «en sursis, comme nous tous», mais dont l’histoire nous apprend que, pour reprendre les mots d’Amin Maalouf à nos confrères de L’Est Républicain: «Ce qui est arrivé n’est pas nécessairement ce qui devait
arriver.»

Michel MAY
amichelmay@hotmail.com
Le cinéaste Rithy Pahn y a reçu le 11e prix des Droits de l’homme de la ville de Nancy pour son livre L’élimination, écrit avec l’aide du romancier Christophe Bataille. Le prix lui a été remis par Daniel Rondeau, ambassadeur permanent auprès de l’Unesco, qui à cette occasion a rappelé que «tous les camps de rééducation de l’homme ont été ouverts pour le bien de...
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