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À La Une - Analyse

Un crime sismique

Hors d’Italie, peu de gens savent que six sismologues et un fonctionnaire sont sur le banc des accusés du tribunal de la petite ville de L’Aquila. Pourtant, cette histoire touche directement chercheurs, ingénieurs, administrateurs et appareils judiciaires bien au-delà des frontières de l’Italie.


L’Aquila a été en grande partie détruite par les séismes de 1461 et de 1703. La ville, à chaque fois reconstruite, a vu sa population augmenter jusqu’à un niveau de 73 000 habitants pour s’y maintenir pendant plus de 300 ans, jusqu’en octobre 2008, où la terre s’est remise à trembler. Du 1er janvier au 5 avril 2009, on a signalé 304 autres secousses.

 

Les sept accusés, membres du Comité national italien de prédiction et de prévention des risques majeurs, au sein duquel ils travaillent, ont analysé les séquences sismiques au cours d’une réunion d’une heure à L’Aquila le 31 mars 2009. Les procès-verbaux font état de la question posée à Enzo Boschi, président de l’Institut national de géophysique et de volcanologie, à savoir si ces signes précurseurs annonçaient un séisme comme celui de 1703. Sa réponse : « La probabilité est faible que se déclare à court terme un séisme aussi grave, mais celle-ci ne peut être totalement ignorée. »


Le 6 avril 2009, un séisme de magnitude 6,3 a frappé L’Aquila et les villes des alentours, causant la mort de plus de 300 personnes et en blessant 1 500 autres. Le choc a également détruit environ 20 000 bâtiments, déplaçant temporairement 65 000 personnes.

 

Plus d’un an après, en juillet 2010, le procureur Fabio Picuti a porté des accusations d’homicide involontaire et de négligence contre les membres du comité pour avoir failli à leur devoir de prévenir le public de risques imminents. Amorcé en septembre dernier, le procès risque de durer des mois, voire des années.

 

Après divulgation, en juin 2010, des accusations du procureur, l’éditeur en chef de la revue Science, Alan Leshner, a adressé une lettre de protestation au président Giorgio Napolitano au nom de l’Association américaine pour l’avancement des sciences. La lettre mentionne que « les accusations portées contre ces scientifiques sont à la fois injustes et naïves...

 

Il n’existe aucune méthode infaillible scientifiquement reconnue pour prédire les séismes et alerter les citoyens d’une catastrophe imminente ». L’Union américaine de géophysique et des milliers d’autres scientifiques ont également protesté. La réplique de Picuti n’a apparemment pas tardé : « Je ne suis pas fou. Je sais très bien qu’ils ne peuvent prédire les séismes. Les accusations ne reposent pas sur le fait qu’ils n’ont pas prédit le séisme. La loi prévoit par contre qu’à titre de commis de l’État, ils sont tenus d’accomplir leurs fonctions d’évaluation et de caractérisation des risques présents à L’Aquila. »

 

Un rapport de 1989 du Conseil national de la recherche des États-Unis traitant de l’amélioration des communications des risques recommande de remplacer les modes de communication unilatérale des experts au grand public par un processus interactif d’échange d’informations et d’opinions. L’étude expliquait qu’un processus de communication des risques n’est vraiment efficace que si les populations concernées estiment avoir été bien informées des problèmes en question, à la lumière de l’état actuel des connaissances.

 

Or, 20 ans plus tard, de tels échanges d’information posent encore problème et pas seulement en Italie. Les interactions entre science, technologie et droit se complexifient sans cesse. L’analyse des risques et le dialogue entre les chercheurs et les pouvoirs publics doivent s’adapter aux progrès scientifiques et technologiques. Les intervenants doivent constamment se demander, avant les catastrophes, si les lois existantes procurent aux scientifiques et aux administrateurs des normes claires et réalistes pour leurs analyses et leurs communications publiques. Sans cet encadrement, les scientifiques et les administrateurs les plus compétents pourraient être dissuadés de prendre des responsabilités.

 

En 2011, le Conseil national de la recherche et le Centre judiciaire fédéral des États-Unis ont publié la troisième édition de 1 016 pages du manuel de référence des preuves scientifiques (Reference Manual on Scientific Evidence). Même si ce guide aide magistrats et avocats à comprendre les fondements scientifiques des preuves légales, le sujet des séismes ne figure même pas à l’index et le manuel ne traite qu’en passant de la communication des risques, et ce dans le contexte de témoignages médicaux.


Vu ces lacunes, des cours sur les sciences et le génie, et de leurs applications sociales devraient être prévus dans le cadre d’une formation de base et de formation professionnelle du personnel de l’appareil judiciaire, de la fonction publique et des instances. Les législateurs, les procureurs et les magistrats ont particulièrement besoin de comprendre ce que les sciences naturelles, les sciences sociales et le génie ont à offrir ou non.

 

En outre, les experts en sciences naturelles doivent être formés pour collaborer efficacement avec les ingénieurs, les administrateurs publics et les experts en sciences sociales (économistes, démographes, psychologues) et pour expliquer les conséquences des résultats scientifiques, surtout lorsque les risques impliqués sont très élevés. Car ces risques ne disparaîtront pas de sitôt. En février 2011, un séisme de magnitude 6,3 a causé la mort de près de 200 personnes à Christchurch en Nouvelle-Zélande. Le mois suivant, 16 000 Japonais périssaient dans le séisme de Tōhoku.

 

En janvier 2012 à l’approche du 11 mars, date anniversaire de la tragédie, les chercheurs japonais ont prédit à 70 % de probabilité qu’un autre séisme majeur frappera d’ici à 2016 la région du Kantō dans le sud du pays, dont Tokyo fait partie. Sans oublier le Big One qui frappera un jour la Californie. Serons-nous prêts ?


*Joel E. Cohen enseigne la démographie à l’université Rockefeller et à l’université Columbia de New York.
© Project Syndicate, 2012.
Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier

Hors d’Italie, peu de gens savent que six sismologues et un fonctionnaire sont sur le banc des accusés du tribunal de la petite ville de L’Aquila. Pourtant, cette histoire touche directement chercheurs, ingénieurs, administrateurs et appareils judiciaires bien au-delà des frontières de l’Italie.
L’Aquila a été en grande partie détruite par les séismes de 1461 et de...
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